L’histoire légale d’Israël (partie 1)

Cet article est le premier d’une série consacrée à l’histoire d’Israël sous l’angle du droit international. L’accent est mis sur les traités, les décisions internationales ayant force de loi, le contexte historique et les négociations diplomatiques. La narration débute à l’issue de la Première guerre mondiale car c’est à ce moment-là que les instruments internationaux menant à la création de l’État d’Israël sont mis en place. L’histoire est faite de méandres et d’histoires dans l’histoire. Afin de garder le fil conducteur, les éléments les plus importants pour comprendre les décisions internationales sont présentés, parfois avec concision, parfois en détail si ceux-ci apportent un éclairage utile sur les décisions prises.

La Conférence de paix de Paris

À l’issue de la Première Guerre mondiale, les Alliés vont redessiner les frontières européennes et moyen-orientales par une série de traités internationaux. Les travaux menant aux nouveaux traités de paix et aux nouvelles frontières se déroulent à la Conférence de paix de Paris de 1919. Cette conférence de 32 nations va consacrer la création de la Société des Nations (SDN) et démanteler l’Empire allemand, l’Empire austro-hongrois et l’Empire ottoman. Il en résultera une série de traités (Traité de Neuilly-sur-Seine, 1919 ; Traité de Saint-Germain-en-Laye, 1919 ; Traité de Versailles, 1919 ; Traité de Trianon, 1920) par lesquels les vaincus cèdent des territoires, soit directement à des États victorieux voisins, soit aux principales puissances militaires ayant permis de gagner la guerre, lesquelles en disposent ensuite avec les autres alliés. Ces Principales Puissances Alliées sont au nombre de quatre : la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et le Japon. Les États-Unis sont désignés comme Puissance Associée.

Convaincus par le Président américain Woodrow Wilson, les Principales Puissances Alliées vont renoncer à leurs propres droits sur les territoires résultant du démembrement des colonies des puissances vaincues et de l’Empire ottoman au profit des nations indigènes et mettre en place un système de Mandats permettant d’amener à maturité les nouveaux États à créer sous la tutelle des Principales Puissances Alliées. Le système des Mandats fut inscrit dans le Pacte de la Société des Nations (Art. 22) signé le le 28 juin 1919 et entré en vigueur le 10 janvier 1920. Les deux premiers paragraphes de l’Art. 22 stipulent :

Aux colonies et territoires qui, à la suite de la dernière guerre, ont cessé d’être sous la souveraineté des États qui les gouvernaient jadis et qui sont habités par des peuples qui ne sont pas encore capables de se tenir debout dans les conditions pénibles du monde moderne, devrait être appliqué le principe selon lequel le bien-être et le développement de ces peuples constituent une mission sacrée dans la civilisation et que les garanties pour l’exercice de cette responsabilité devraient être incorporées dans le Pacte.

La meilleure façon de donner effet à ce principe est que la tutelle de ces peuples soit confiée à des nations avancées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, puissent mieux assumer cette responsabilité et acceptent de le faire, et que cette tutelle devrait être exercée par eux en tant que mandataires au nom de la Ligue.

Dans la partie palestinienne, syrienne et mésopotamienne de l’Empire ottoman, les nations indigènes qui furent invitées à déposer une requête étaient les Juifs et les Arabes. Les Juifs étaient représentés par l’Organisation sioniste et les Arabes par le Prince Fayçal ben Hussein el-Hachimi Eljai, le futur roi d’Irak et fils du chérif de La Mecque Hussein ben Ali. Le Prince Fayçal déposa une requête demandant la création d’un État d’Arabie unique comprenant la Syrie, la Mésopotamie et l’Arabie, mais excluant la Palestine. De son coté, l’Organisation sioniste déposa aussi une requête dont les éléments essentiels étaient que :

  1. « les Parties contractantes reconnaissent le titre historique du peuple juif sur la Palestine et le droit des Juifs de reconstituer en Palestine leur Foyer national. »
  2. « les frontières de la Palestine soient déclarées » comme indiqué sur la carte ci-dessous (le texte de la requête détaille le tracé en mots).
  3. le Mandat pour la Palestine soit conféré à la Grande-Bretagne par la SDN.
  4. le Mandat soit sujet à la condition suivante : « que la Palestine soit placée dans des conditions politiques, administratives et économiques qui y assureront l’établissement du Foyer national juif et finalement rendent possible la création d’un État autonome, étant clairement entendu que rien ne doit être fait qui puisse porter préjudice aux droits civils et religieux des communautés non juives existant en Palestine ou aux droits et au statut politique dont jouissent les Juifs dans tout autre pays. »
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Carte de la Palestine faisant l’objet de la requête déposée à la Conférence de paix de Paris en 1919. (source, domaine public)

Il est important de noter que la Palestine sur laquelle l’Organisation sioniste demandait la reconnaissance du titre historique du peuple juif et sur laquelle elle demandait de pouvoir reconstituer son Foyer national correspondait à l’antique Royaume d’Israël et comprenait des territoires situés tant à l’ouest qu’à l’est du Jourdain (mais pas toute la Jordanie actuelle). Le mot « reconstituer » lui-même a son importance. Il ne s’agissait pas de créer quelque chose de neuf, mais de retrouver la souveraineté du peuple juif sur son ancien foyer national. Il était également entendu que l’Organisation sioniste avait pour intention de créer un État juif dans lequel chaque Juif pourrait immigrer (voir la requête) et dans lequel tous les citoyens juifs ou non juifs auraient les mêmes droits. Avec quelque 14 millions de Juifs dans le monde dont une grande partie émigrerait vers la Palestine une fois que le pays se serait un peu développé, l’Organisation sioniste estimait que les 700.000 Arabes vivant en Palestine en 1920 deviendraient rapidement une minorité politique. En utilisant la même formule de réserve que dans la Déclaration Balfour (« rien ne doit être fait qui puisse porter préjudice aux droits civils et religieux des communautés non juives existant en Palestine ou aux droits et au statut politique dont jouissent les Juifs dans tout autre pays »), l’Organisation sioniste entendait rappeler son engagement à respecter les droits de cette future minorité ethnique et religieuse si les Principales Puissances Alliées acceptaient de l’on transformât la Palestine en un pays où le peuple juif serait politiquement souverain.

Les Juifs et les Arabes soutenaient leurs requêtes mutuelles via l’Accord Fayçal-Weizmann. Cependant, la requête arabe déplut beaucoup aux Français. On décida de reporter l’examen des deux requêtes.

La Conférence de San Remo

Afin de réexaminer ces requêtes (et prendre des décisions sur d’autres sujets), les Principales Puissances Alliées décidèrent de se réunir dans la ville italienne de San Remo. C’est là que pour la première fois dans l’histoire, la promesse informelle de la Déclaration Balfour allait être traduite dans le droit international par l’acceptation de la requête juive. À la Conférence de San Remo (19-26 avril 1920), les Principales Puissances Alliées prirent la décision de créer trois Mandats par application de l’Art. 22 du Pacte de la Société des Nations : un Mandat pour la Mésopotamie (Irak), un Mandat pour la Syrie et le Liban et un Mandat pour la Palestine. En accédant à la requête de l’Organisation sioniste et créant un Mandat séparé pour la Palestine, les Principales Puissances Alliées reconnaissaient les liens historiques du peuple juif avec la Palestine et l’autorisaient à reconstituer dans ce pays son Foyer national. Pour souligner cela, les Principales Puissances Alliées décidèrent de faire explicitement référence à la déclaration Balfour dans le texte de synthèse de la Conférence :

Les Hautes Parties contractantes conviennent de confier, par application des dispositions de l’article 22, l’administration de la Palestine, dans les limites qui peuvent être déterminées par les Principales Puissances Alliées, à un mandataire, à choisir par lesdites puissances. Le Mandataire sera responsable de la mise en vigueur de la déclaration faite à l’origine par le gouvernement britannique le 8 novembre 1917 et adoptée par les autres puissances alliées, en faveur de l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, étant clairement entendu que rien ne doit être fait qui puisse porter préjudice aux droits civils et religieux des communautés non juives existantes en Palestine, ni aux droits et au statut politique dont jouissent les Juifs dans tout autre pays.

La Palestine destinée à accueillir le Foyer national juif fut décidée plus grande que le territoire de la requête, limitée par la Syrie (et le Liban) au nord, la Mésopotamie (Irak) et l’Arabie à l’est — voir la carte ci-dessous. Si la frontière nord était assez bien définie, l’extension à l’est de la partie transjordanienne était ouverte à discussion. La fixation définitive des frontières aurait lieu plus tard.

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Carte représentant la Palestine de la requête juive (ligne en large trait bleu), la Palestine du Mandat britannique (ligne en trait-point rouge), la Palestine juive en orange et la Palestine arabe en saumon. (crédit : Palestinian Academic Society for the study of International Affairs)

En s’adressant à la Conférence sioniste annuelle le 7 juillet 1920, Chaim Weizmann déclara :

La décision de San Remo est venue. Cette reconnaissance de nos droits en Palestine est inscrite dans le Traité avec la Turquie et fait maintenant partie du droit international. C’est l’événement politique le plus important de toute l’histoire de notre mouvement et il n’est peut-être pas exagéré de le dire dans toute l’histoire de notre peuple depuis l’exil.

Le Traité de Sèvres

Le « Traité avec la Turquie » auquel Chaim Weizmann faisait allusion était le Traité de Sèvres conclu le 10 août 1920 et qui consacrait le démantèlement de l’Empire ottoman. Les trois autres instruments de droit international qui découlent des décisions prises à San Remo sont le Mandat pour la Palestine (confirmé par la SDN le 24 juillet 1922 et entré en vigueur le 29 septembre 1923), le Mandat pour la Syrie et le Liban (confirmé par la SDN le 24 juillet 1922 et entré en vigueur le 29 septembre 1923), le Mandat pour la Mésopotamie (jamais ratifié et remplacé par le Traité Anglo-iraquien d’octobre 1922).

L’Art. 95 du Traité de Sèvres reprend mot pour mot la décision des Principales Puissances Alliées prise à San Remo et l’Art. 96 précise qu’il incombera à la SDN de nommer les Puissances Mandataires pour les trois Mandats créés à San Remo et de rédiger les termes de ces Mandats. Le Traité de Sèvres devait aussi créer une « région autonome du Kurdistan » et officialiser la « République d’Arménie » qui existait dans les faits depuis 1918, en vertu de la même « doctrine de Wilson » favorable à l’indépendance des peuples indigènes qui avait bénéficié au peuple juif. Malheureusement, la guerre civile en Turquie et la guerre de celle-ci avec la Grèce empêchèrent sa ratification par l’ensemble des États concernés, d’autant plus que les termes du traité lui-même ravivèrent le nationalisme turc. Après la victoire des kémalistes en Turquie, le Traité de Sèvres fut déclaré caduc.

La Conférence du Caire

La création de deux Mandats différents pour les territoires arabes donnait certes l’indépendance politique à la nation arabe ainsi que l’assistance économique et administrative qu’elle recherchait, mais allait à l’encontre de la volonté de Fayçal de former un État arabe unique. Cela provoqua des troubles en Syrie entre les tribus arabes alliées de Fayçal et les Français. Les Français imposèrent le Mandat pour la Syrie et le Liban en chassant Fayçal qui se réfugia en Irak. En compensation, les Britanniques donnèrent à Fayçal le trône d’Irak. Mais cela ne mit pas un terme au conflit. Le Prince Abdallah, frère de Fayçal, entreprit de reprendre Damas aux Français. Pour calmer la situation, Winston Churchill invita Abdallah à prendre le thé avec lui à l’occasion de la Conférence du Caire en mars 1921. Pendant cette conversation, il proposa de lui offrir le territoire transjordanien sous Mandat britannique contre la fin des hostilités avec les Français en Syrie. Abdallah accepta le marché sous condition que la reconstitution du Foyer national juif ne s’appliquât pas sur la rive orientale du Jourdain. Le territoire prévu pour la reconstitution du Foyer national juif se voyait donc amputé du territoire transjordanien.

Le Traité de Lausanne

La renégociation du Traité de Sèvres produisit le Traité de Lausanne. Celui-ci fut signé le 24 juillet 1923 et entra en vigueur le 6 août 1924. Pour accommoder le nouveau pouvoir turc, l’indépendance de l’Arménie et du Kurdistan passa à la trappe. Contrairement au Traité de Sèvres, le Traité de Lausanne ne traite pas de l’avenir des territoires perdus par l’Empire ottoman, mais uniquement des obligations et droits de la nouvelle Turquie. Les Mandats créés à San Remo n’y sont pas mentionnés. Ils ont d’ailleurs été finalisés et ratifiés avant la signature du Traité de Lausanne, mais il a fallu attendre cette signature pour les faire entrer officiellement en vigueur car la Turquie devait reconnaître que ces territoires n’étaient pas siens (pour la Palestine, c’est l’Art. 16 du Traité de Lausanne qui est relevant).

Le principe des Mandats de la SDN

Il résulte de l’annulation du Traité de Sèvres que l’implémentation légale des décisions de San Remo se trouve dans les Mandats accordés par les Principales Puissances Alliées par application de l’Art. 22 du Pacte de la Société des Nations avec l’aval des 51 membres de la SDN. Le système des Mandats est très particulier. Comme le dit l’Art. 22 du Pacte de la Société des Nations, les Mandats s’exercent au nom et au bénéfice « des peuples qui ne sont pas encore capables de se tenir debout dans les conditions pénibles du monde moderne » et qui en firent la requête à Paris en 1919 suivant « le principe selon lequel le bien-être et le développement de ces peuples constituent une mission sacrée dans la civilisation » à laquelle il ne pourrait être dérogé. Pour ce faire, les peuples requérants ou mandants sont placés sous la tutelle de « nations avancées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, puissent mieux assumer cette responsabilité et acceptent de le faire ». Ces nations tutrices ne peuvent pas faire ce qu’elles veulent : elles doivent exécuter un Mandat spécifique, rédigé par les Principales Puissances Alliées et destiné à développer au bénéfice du mandant des institutions nationales solides lui permettant d’exercer sa pleine souveraineté sur le territoire concerné par le Mandat : elles sont mandataires. La SDN joue trois rôles : (i) elle valide le texte du Mandat, (ii) elle valide le mandataire choisi par les Principales Puissances Alliées, (iii) elle est la garante de la bonne exécution du Mandat (« les garanties pour l’exercice de cette responsabilité devraient être incorporées dans le Pacte »). L’Art. 22 crée une situation de fidéicommis dans laquelle les Principales Puissances Alliées (fideicommittens) chargent la SDN (fiduciarius) d’exécuter un Mandat au bénéfice d’un mandant (fideicommissarius) en nommant un mandataire approprié.

La Grande-Bretagne fut choisie comme mandataire pour la Palestine et l’Irak ; la France fut choisie comme mandataire pour la Syrie et le Liban. Tous ces mandats étaient de type A au sens de l’Art. 22 du Pacte de la Société des Nations car il fut considéré que les mandants « ont atteint un stade de développement où leur existence en tant que nations indépendantes peut être provisoirement reconnue, sous réserve de la prestation de conseils et d’une assistance administrative par un mandataire jusqu’à ce qu’ils puissent se tenir seuls ». Bien que mis sous tutelle jusqu’à ce que les mandants fussent capables d’administrer seuls leur territoire, la Palestine, le Liban, la Syrie et l’Irak furent reconnus comme des nations indépendantes provisoires dès l’entrée en vigueur des Mandats et appelées à rejoindre la SDN à la terminaison du Mandat (comme l’Irak en 1932). Ils différaient en cela des mandats de type B et C dont les peuples mandants étaient considérés comme n’ayant pas encore atteint un stade d’organisation suffisamment avancé.

Le mandat pour la Palestine

Le Mandat pour la Palestine est organisé comme suit. L’Art. 2 énonce qui est le bénéficiaire du Mandat, c’est-à-dire le mandant :

Le mandataire est responsable de placer le pays dans les conditions politiques, administratives et économiques qui assureront l’établissement du Foyer national juif, tel que stipulé dans le préambule, et le développement des institutions autonomes, ainsi que de préserver les droits civils et religieux de tous les habitants de la Palestine, sans distinction de race et de religion.

Le préambule du Mandat reprend textuellement les termes de la déclaration Balfour, de la requête du peuple juif de 1919, de la résolution de San Remo et de l’Art. 95 du Traité de Sèvres : « […] les Principales Puissances Alliées ont également convenu que le mandataire serait chargé de mettre en vigueur la déclaration faite le 2 novembre 1917 par le gouvernement de Sa Majesté britannique et adoptée par lesdites Puissances en faveur de l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour le peuple juif, étant clairement entendu que rien ne devrait être fait qui pourrait porter préjudice aux droits civils et religieux des communautés non juives existant en Palestine, ou les droits et le statut politique dont jouissent les Juifs dans tout autre pays. » Et le préambule de rappeler que le Mandat est accordé en vertu du fait que la « reconnaissance a été donnée à la connexion historique du peuple juif avec la Palestine et au bien fondé de la reconstitution de leur foyer national dans ce pays ».

De quelle Palestine est-il question ? Sur la carte précédente, le contour de la Palestine demandée par l’Organisation sioniste est représenté par un large trait bleu. La Palestine définie par le Mandat est délimitée par le trait-point rouge. Pour réaliser la promesse faite par Churchill à Abdallah lors de la Conférence du Caire, les Britanniques procédèrent en deux étapes. Premièrement, on ouvrit la voie à un possible détachement de la Transjordanie en créant l’Art. 25 du Mandat :

Dans les territoires situés entre le Jourdain et la frontière orientale de la Palestine, tels qu’ils seront déterminés, le Mandataire aura le droit, avec l’assentiment du Conseil de la Société des Nations, de différer ou de suspendre l’application des dispositions du présent Mandat qu’il jugera inapplicable aux conditions locales existantes et de prévoir pour l’administration des territoires les dispositions qu’il juge appropriées à ces conditions, à condition qu’aucune mesure incompatible avec les dispositions des articles 15, 16 et 18 ne soit prise.

Ensuite, après la signature du Mandat pour la Palestine le 24 juillet 1922, la Grande Bretagne présenta à la SDN le Mémorandum sur la Transjordanie expliquant comment elle allait implémenter l’Art. 25. Ce mémorandum annulait toutes les clauses du Mandat concernant l’établissement d’un Foyer national juif sur le territoire transjordanien. Il fut approuvé par la SDN le 16 septembre 1922. Sur la carte ci-dessus, le territoire transjordanien, ou Palestine arabe, est représenté en rouge. La Palestine juive, sur laquelle le Mandat prévoit l’établissement du Foyer national juif, s’étend donc de la mer au Jourdain et est représentée en orange sur la carte. Le mandat entra officiellement en vigueur le 29 septembre 1923.

Afin de reconstituer le Foyer national juif sur le rive occidentale du Jourdain, le Mandat pour la Palestine impose à la Puissance mandataire plusieurs dispositions :

  1. Elle doit reconnaître officiellement une « organisation juive appropriée » (en pratique l’Organisation sioniste) qui conseillera et coopérera avec l’Administration de la Palestine sur tous les sujets « qui peuvent concerner la fondation du Foyer national juif et les intérêts de la population juive de Palestine. » [Art. 4]
  2. La Puissance mandataire doit « faciliter l’immigration juive dans des conditions appropriées et encourager, en coopération avec l’organisation juive visée à l’Art. 4, l’installation des Juifs sur le territoire, y compris les terres d’État et les terres incultes non nécessaires à des fins publiques. » [Art. 6] En particulier, elle doit veiller à ce que la loi « facilite l’acquisition de la citoyenneté palestinienne par les Juifs qui prennent leur résidence permanente en Palestine. » [Art. 7]
  3. La Puissance mandataire est incitée à s’entendre avec l’organisation juive visée à l’Art. 4 pour « effectuer ou exploiter, dans des conditions justes et équitables, tous travaux et services d’utilité publique et pour développer toutes les ressources naturelles du pays, dans la mesure où ces questions ne sont pas directement traitées par l’administration. » [Art. 11]
  4. « L’anglais, l’arabe et l’hébreu seront les langues officielles de la Palestine. Toute déclaration ou inscription en arabe sur des timbres ou de l’argent en Palestine doit être répétée en hébreu et toute déclaration ou inscription en hébreu doit être répétée en arabe. » [Art. 22] (Voir l’illustration représentant une livre palestinienne et un timbre palestinien de l’époque du Mandat.)
  5. « L’Administration de la Palestine reconnaîtra les jours saints des communautés respectives en Palestine comme des jours de repos légaux pour les membres de ces communautés. » [Art. 23]
Pound1939-Stamp1928
À gauche, une livre palestinienne de 1939. À droite, un timbre palestinien de 1928. On notera dans les deux cas le respect des trois langues nationales : anglais, hébreu et arabe. En hébreu, à coté de la mention « Palestine » on peut lire entre parenthèses « א״י », l’abréviation de « ארץ ישראל », c’est-à-dire « Eretz Israel ». (crédit : gouvernement du Royaume-Uni, domaine public)

On mesure mal aujourd’hui l’importance des Art. 22 et 23. En mettant toutes les religions sur un pied d’égalité, le Mandat confirmait l’abolition du statut de « dhimmis » qui avait existé sous l’Empire ottoman pour les juifs et les chrétiens jusqu’en 1859 (abolition de la djeziya) maintenant les non musulmans dans un état de citoyens de seconde zone. En déclarant l’hébreu langue officielle en Palestine au même titre que l’arabe, le Mandat allait même plus loin : il reconnaissait non seulement le lien historique entre le peuple juif dispersé et la Palestine, mais aussi l’existence de la communauté juive déjà établie dans son Foyer national. Depuis le début du 20ème siècle, trouvant le nombre de Juifs trop important en Palestine, les Ottomans les en chassaient. Ainsi, pendant la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman refusait de naturaliser des Juifs de nationalité étrangère et les expulsait ; beaucoup partirent à Alexandrie. En 1915-1917, le maître ottoman de la Palestine et de la Syrie, Djemal Pacha, organisa la répression contre les Juifs. Le 9 avril 1917, devant l’avancée britannique, il ordonna l’expulsion des habitants de Tel Aviv et Jaffa, qui durent partir se réfugier au nord. Près de 20 % des 10.000 personnes expulsées ce jour-là décédèrent de maladie, dont une majorité d’enfants et de vieillards. La répression ottomane fit passer la population juive de 94.000 âmes en 1914 (soit 14% de la population) à 76.000 en 1920 (soit 11% de la population). L’entrée en vigueur du Mandat signifiait que dorénavant les Juifs locaux pouvaient se sentir chez eux dans toute la Palestine, de la mer au Jourdain, et les nouveaux immigrants savaient qu’ils venaient dans un pays sans discrimination religieuse et dans le seul pays où leur langue avait le statut de langue officielle de l’administration.

L’Art. 4 obligeait le mandataire à travailler main dans la main avec l’Organisation sioniste (le mandant) sur toutes les questions relatives à la vie juive et la reconstitution du Foyer national juif en Palestine. L’Organisation sioniste acquérait de ce fait un statut particulier : elle assistait et conseillait le gouvernement de tutelle. Elle devait se préparer à prendre le relais du gouvernement britannique à la fin du Mandat. Pour cette raison, l’Art. 11 encourageait le mandataire à lui confier des tâches de gestion des services publics ou liées au développement des ressources naturelles du pays.

La condition sine qua non pour que la Palestine redevienne le Foyer national juif était bien entendu que l’immigration juive et la naturalisation des nouveaux arrivants fussent facilitées et encouragées. C’était l’objet des Art. 6 et 7. En effet, le Mandat pour la Palestine fut créé à la demande de l’Organisation sioniste et au nom du peuple juif qui, à l’époque, comptait presque 14 millions d’individus dispersés dans le monde. Le but du Mandat (et donc aussi sa condition de terminaison) était de faire en sorte qu’une fraction significative du peuple juif vînt s’établir en Palestine pour que celle-ci devînt un pays démocratique où les Juifs disposeraient d’une souveraineté politique du fait de leur majorité numérique par rapport aux Arabes, de la même manière que les Arabes disposaient d’une majorité numérique en Syrie et en Irak par rapport à d’autres peuples locaux, comme les Druzes, les Kurdes ou les Yazedis. Il est important de noter que l’Art. 6 imposait au mandataire une obligation légale de faciliter l’immigration et l’installation des Juifs sur l’ensemble du territoire palestinien, notamment en leur permettant d’acquérir à titre privé des terres appartenant à l’État. L’Art. 4 assurait que ce processus fût supervisé par l’Organisation sioniste via un droit de regard et de conseil.

Il est important de noter que le Mandat pour la Palestine traite tous les citoyens palestiniens, qu’ils soient Juifs ou les non Juifs, sur un strict pied d’égalité : les droits individuels, civils et politiques, sont garantis pour tous. Par contre, le Mandat ne reconnaît à aucun autre peuple que le peuple de juif de droits politiques collectifs sur la Palestine tels que ceux cités ci-dessus. En particulier, les Arabes ne se voient reconnaître ni droits ni privilèges politiques particuliers en tant que peuple en Palestine parce que ces droits leur sont déjà acquis dans le reste de la péninsule arabique et que les Principales Puissances Alliées décidèrent à San Remo de réserver la Palestine au bénéfice singulier du peuple juif.

Le destin séparé de la Transjordanie

Abdallah installa son gouvernement le 11 avril 1921. La Transjordanie devint un émirat sous tutelle britannique formellement intégré au Mandat pour la Palestine. Dans les faits, les Britanniques administraient l’Émirat de Transjordanie comme un Mandat différent de celui de la Palestine. L’Émirat reçut progressivement plus d’indépendance. Les Britanniques mirent fin à leur Mandat en Transjordanie en signant avec elle le 22 mars 1946 le Traité de Londres. L’Art. 8 du traité signale la terminaison des obligations mandataires de la façon suivante :

  1. Toutes les obligations et responsabilités dévolues à Sa Majesté le Roi vis-à-vis de la Transjordanie à l’égard de tout instrument international qui n’est pas juridiquement terminé devraient être confiées à Son Altesse l’Émir de Transjordanie et les Hautes Parties contractantes prendront immédiatement toutes les mesures nécessaires pour assurer le transfert de ces responsabilités à Son Altesse l’Émir.
  2. Tout traité, convention ou accord international général qui a été rendu applicable à la Transjordanie par Sa Majesté le Roi (ou par son gouvernement au Royaume-Uni) en qualité de mandataire continuera d’être observé par Son Altesse l’Émir jusqu’à Son Altesse l’Émir (ou son gouvernement) devienne une partie contractante distincte ou que l’instrument en question soit juridiquement terminé à l’égard de la Transjordanie.

Le 18 avril 1946 la SDN reconnu l’indépendance du pays. Le Traité de Londres entra en vigueur le 17 juin 1946. Le 25 mai 1946, l’émirat fut rebaptisé Royaume hachémite de Jordanie.

La période mandataire et les livres blancs

La perspective fixée par le Mandat pour la Palestine d’une prochaine souveraineté juive sur l’ancienne province ottomane de Palestine ne plaisait pas à une grande partie de la population arabe qui trouvait inacceptable d’être la seule population arabe de tout le Proche et Moyen Orient à ne pouvoir jouir de l’indépendance nationale après s’être extraite de la domination ottomane. Nombreux Arabes pensaient que leur majorité présente leur donnait le droit de diriger le pays et refusaient les termes du Mandat pour la Palestine.

Plusieurs violentes agressions anti-juives (dans certains cas de véritables pogroms) eurent lieu entre 1921 et 1947, forçant les Britanniques à pratiquer une politique d’apaisement particulièrement inefficace. Elle consista notamment à publier des textes interprétatifs du Mandat pour la Palestine appelés Livres blancs destinés à préciser la politique mandataire ou à en modifier les principes. Bien que sans valeur juridique en droit international, les Livres blancs permettent de comprendre à quel point les Britanniques éprouvaient des difficultés à maintenir l’ordre et exécuter le Mandat que la SDN leur avait octroyé au nom des Principales Puissances Alliées.

Le Premier Livre blanc

Le Premier Livre blanc, appelé Livre blanc de Churchill, parut le 3 juin 1922 avant même la désignation officielle de la Grande-Bretagne comme Puissance mandataire en Palestine. Il faisait suite aux sanglantes émeutes anti-juives de 1921 à Jaffa. Il visait à répondre de façon apaisante aux inquiétudes des Arabes et à rasséréner les Juifs sur le fait que les termes du Mandat pour la Palestine seraient bien respectés. Les principaux points traités par le Livre Blanc de Churchill étaient les suivants :

  • Anticipant la prochaine séparation de la Transjordanie, Churchill rassura les Arabes que la Palestine n’était pas destinée à se judaïser dans son entièreté ni que jamais il n’avait été envisagé de subordonner ou de faire disparaître la population, la langue et la culture arabe en Palestine. Dans la partie de la Palestine appelée à se judaïser selon les termes du Mandat, Churchill rappela en citant la déclaration de l’Organisation sioniste à Carlsbad (septembre 1921) « la détermination du peuple juif à vivre avec le peuple arabe dans un esprit d’unité et de respect mutuel, et avec eux de faire de leur maison partagée une communauté florissante, dont l’édification peut assurer à chacun de ses peuples un développement national serein
  • Constatant que la communauté juive en Palestine était bien organisée du point de vue politique, religieux et social, et qu’elle possédait sa langue et ses coutumes, Churchill pointa qu’elle possédait déjà un caractère national certain et que le « développement du Foyer national juif en Palestine » visait la continuation du développement de cette communauté, avec l’aide de Juifs de l’étranger, afin qu’elle devienne un centre qui capterait l’intérêt et la fierté du peuple juif dans son ensemble et non — comme le redoutaient les Arabes — l’imposition d’une nationalité juive à tous les habitants de la Palestine. Et Churchill ajouta que « pour que cette communauté ait les meilleures perspectives de développement libre et pour donner au peuple juif la pleine opportunité de montrer ses capacités, il est essentiel qu’il sache qu’il est en Palestine de plein droit et non par tolérance » et que, pour cette raison, les droits du peuple juif devaient être garantis internationalement et reconnu sur la base des liens historiques anciens qui lient les Juifs à ce pays. L’accomplissement de cette politique impliquait « nécessairement que la communauté juive en Palestine pût augmenter en nombre par l’immigration », cette immigration ne pouvant pas être plus importante en volume que ce que la capacité économique du pays permettait d’absorber.
  • Churchill rassura la communauté arabe sur le fait que l’Art. 4 du Mandat (voir ci-dessus) n’impliquait pas que l’Exécutif sioniste palestinien prendrait part à l’administration générale du pays durant le Mandat, mais qu’il s’occuperait principalement des intérêt juifs, tout en assistant le gouvernement et participant au développement général du pays.

Le Second Livre blanc

Le Second Livre blanc, dit Livre blanc de Passfield, parut le 21 octobre 1930 en réponse aux émeutes sanglantes de 1929, dont le terrible massacre d’Hébron qui mit fin à la présence pluricentenaire des Juifs dans cette ville de Judée abritant le Tombeau des Patriarches. Plusieurs points en ressortaient :

  • Passfield y niait que le but principal du Mandat reçu par la Grande-Bretagne concernait l’établissement d’un Foyer national juif en Palestine, faisant valoir que le développement de la population arabe était un objectif d’importance équivalente.
  • Passfield voulait imposer la création d’une Assemblée législative commune comprenant des officiels britanniques et des membres non-officiels élus dans les communautés juives et arabes. Cette idée ne plaisait pas aux Juifs qui y voyaient un moyen de légitimer « démocratiquement » des législations défavorables et contraires aux objectifs du Mandat pour la Palestine. Elle ne plaisait pas non plus aux Arabes qui exigeaient une représentation proportionnelle dans laquelle ils auraient toujours la majorité et avaient déjà refusé, dans le passé, de participer au gouvernement via une telle assemblée.
  • Passfield faisait valoir qu’il n’y avait plus assez de terres cultivables disponibles pour des nouveaux immigrants mis à part les terres déjà acquises par les agences de développement juives. Il avançait, d’une part, que les Arabes ne devaient pas vendre de terres aux Juifs car un grand nombre d’entre eux était aujourd’hui sans terre et sans emploi et, d’autre part, que l’État ne pouvait non plus vendre de terres publiques aux Juifs « en raison de leur occupation effective par les cultivateurs arabes [NDLR: effective signifie ici sans titre de propriété] et de l’importance de mettre à disposition des terres supplémentaires sur lesquelles placer les cultivateurs arabes qui sont maintenant sans terre. »
  • Passfield reprochait à l’Agence juive de développer les implantations agricoles juives en Palestine sans se soucier des intérêts économiques des Arabes, en particulier en employant de la main d’œuvre immigrée juive alors que des Arabes locaux étaient sans emploi. Il voulait imposer que la gestion de toutes les terres disponibles et des transferts de terres privées entre propriétaires fussent placés sous l’autorité de l’Administration britannique.
  • À la lumière du contraste entre la réussite économique de la société juive et le manque de développement économique de la société arabe, Passfield proposait de limiter l’immigration juive de travail.

Le ton général du Livre blanc de Passfield était clairement anti-sioniste et le programme politique proposé fut compris par les Juifs de Palestine comme une entorse sévère à l’esprit et à la lettre du Mandat pour la Palestine, malgré la volonté évidente de l’auteur d’arrimer son Livre blanc à celui de Churchill. Le socialisme radical du baron Passfield (il fut jusqu’à sa mort en 1947 un fervent admirateur de l’URSS) se ressent aussi dans sa volonté placer le commerce de la terre sous contrôle de l’État et dans l’idée — qui traverse tout le texte — qu’une communauté (les Juifs) doit renoncer à ses intérêts propres pour secourir économiquement une autre moins performante (les Arabes). Les diverses organisations sionistes firent campagne auprès du gouvernement britannique et obtinrent via une clarification du Livre blanc de Passfield envoyée par le Premier Ministre Ramsay McDonald à Chaïm Weizmann l’annulation de facto les dispositions les plus problématiques du Livre blanc de Passfield. Le libre accès à l’immigration des Juifs en Palestine sauva de nombreuses vies à l’aube de la Seconde Guerre mondiale.

La Commission Peel

Le début des années 1930 vit la montée en puissance du nazisme en Allemagne et le rapprochement de intelligentsia politique et religieuse musulmane de Palestine avec le parti de Hitler pour lutter contre l’ennemi commun britannique. Dès 1933, le Grand Mufti de Jérusalem Mohammed Amin al-Husseini correspondit avec Heinrich Wolff (le consul général de l’Allemagne en Palestine) :

Le Mufti informa Wolff que les musulmans en Palestine et ailleurs étaient enthousiastes au sujet du nouveau régime en Allemagne et espéraient que le fascisme allait se répandre dans toute la région. Wolff transmit également le soutien du Mufti aux buts de la politique juive nazie, … son engagement à faire de semblables efforts contre les Juifs dans l’ensemble du monde islamique. (Gilbert Achcar, Les Arabes et la Shoah, p. 221)

En avril 1936, les Arabes enflammèrent le pays par des actions de grève générale que les Britanniques tentèrent de briser. Ils demandaient l’arrêt total de l’immigration juive et de la vente de terrains agricoles à des Juifs. Les Arabes refusèrent aussi de payer les impôts. La révolte devint vite violente. Les Arabes attaquaient les Juifs, saccageaient leurs propriétés agricoles et les quartiers juifs dans les villes mixtes. Ils s’en prenaient aussi aux infrastructures publiques telles que les pipelines et les lignes de chemin de fer. Des combattants arabes affluaient de Syrie, d’Irak et de Transjordanie. La répression britannique fut elle aussi féroce. Les Britanniques bannirent les partis arabes nationalistes (à l’exception du plus modéré d’entre eux : le Parti de la défense nationale), procédèrent à des descentes nocturnes chez les militants, usèrent de la détention préventive, confisquèrent des biens arabes et déportèrent même des éléments les plus radicaux. L’armée britannique fut appelée en renfort.

Pour trouver une solution politique au conflit, la Grande-Bretagne nomma en 1937 la Commission Peel. Dans son rapport, celle-ci proposa une partition territoriale de la Palestine en un État juif, un État arabe et une zone comprenant Jérusalem et Jaffa passant sous un nouveau régime semblable à un Mandat, mais permanent (voir la carte ci-dessous). Le plan Peel prévoyait également un transfert de population de 225.000 Arabes et 1.250 Juifs.

PartitionPlanA1937
Proposition de la Commission Peel (1937) pour la partition de la Palestine en un État juif et un État arabe avec transfert de population. (crédit : Organisation des Nations Unies)

Il est important de noter ici que le plan Peel allait à l’encontre du Mandat pour la Palestine. Comme mandataire, la Grande-Bretagne ne pouvait prendre seule l’initiative de diviser le territoire. Il lui fallait l’accord du mandant — le peuple juif — et de la SDN. En août 1937, le 20e Congrès sioniste prit la résolution de rejeter non seulement la recommandation de partition de la commission Peel, mais aussi toutes les mesures restrictives annexes contraires au Mandat que la Grande-Bretagne avait reçu :

Le Congrès rejette l’affirmation de la Commission royale palestinienne selon laquelle le Mandat s’est révélé irréalisable et exige son accomplissement. Le Congrès ordonne au pouvoir exécutif de résister à toute violation des droits du peuple juif internationalement garantis par la Déclaration Balfour et le Mandat.

[…]

Le Congrès condamne les « propositions palliatives » présentées par la Commission royale comme une politique de mise en œuvre du Mandat, comme la réduction de l’immigration, la fixation d’un haut niveau politique en remplacement du principe de capacité d’absorption économique, la fermeture de certaines parties du pays à l’installation des Juifs, les limitations sur l’acquisition de terres, etc. Ces propositions sont une parodie du Mandat et une violation des promesses internationales, et s’avéreraient destructrices de l’avenir du Foyer national.

[…]

Le Congrès déclare que le plan de partition proposé par la Commission royale est inacceptable.

Mais, suivant la recommandation de Chaim Weizmann de ne pas fermer la porte à la Grande-Bretagne lorsqu’elle parlait pour la première fois explicitement d’un État juif, le Congrès décida d’autoriser son « pouvoir exécutif à entamer des négociations en vue d’établir les conditions précises du gouvernement de Sa Majesté pour la création proposée d’un État juif, » tout en précisant que, « dans de telles négociations, l’Exécutif ne s’engage ni lui-même ni n’engage l’Organisation Sioniste, mais en cas d’émergence d’un projet définitif pour la création d’un État Juif, un tel projet doit être porté devant un Congrès nouvellement élu pour décision. »

De leur côté, les Arabes de Palestine rejetèrent catégoriquement le plan Peel. Quant au gouvernement britannique, il vota secrètement contre le plan Peel le 8 décembre 1937, mais nomma néanmoins une commission — la Commission Woodhead — pour étudier la possibilité d’une partition de manière détaillée et technique. Celle-ci étudia le Plan Peel ainsi que deux autres plans de partition et présenta son rapport le 9 novembre 1938. Le rapport déclarait infaisable toute idée de partition pour le motif principal que l’État arabe ainsi formé serait économiquement trop faible :

Il n’est pas possible, en vertu de notre mandat, de recommander des limites qui offriront une perspective raisonnable d’établissement éventuel d’un État arabe autonome. Cette conclusion est, à notre avis, également valable dans le plan C, dans le plan B [NDLR : le plan A est le plan Peel déjà rejeté] et dans tout autre plan de partition qui n’implique pas l’inclusion dans l’État arabe d’une zone contenant un grand nombre de Juifs dont les contributions aux recettes fiscales pourraient seules assurer l’équilibre budgétaire d’un tel État.

À la suite de ce rapport, le gouvernement britannique enterra officiellement l’idée de partition.

Le Troisième Livre blanc

Après la publication du rapport Peel, les actes de sabotage et les attaques terroristes contre les Britanniques et les Juifs reprirent. Le 26 septembre 1937, le Commissaire britannique pour la Galilée fut assassiné. Les autorités britanniques ordonnèrent la dissolution du Haut Comité arabe et des divers Comités nationaux locaux, elles arrêtèrent et déportèrent plusieurs leaders arabes. Les autorités démirent aussi le Mufti de Jérusalem Haj Amin al-Husseini du Conseil suprême musulman et du Comité général du Waqf. Par crainte d’être arrêté, celui-ci se réfugia au Liban. Les Britanniques fermèrent les frontières de la Palestine. Les représailles étaient parfois de nature collective (destruction des maisons des terroristes arabes, voire de villages).

Les Juifs appuyèrent les Britanniques et organisèrent leur propre force d’autodéfense : la Haganah. Après les troubles de 1929, celle-ci s’était considérablement renforcée. En 1936, elle mobilisait 10.000 hommes (et pouvait compter sur 40.000 réservistes). À coté de la Haganah, existait aussi l’Irgun, une force d’autodéfense plus petite indépendante de l’Agence juive et politiquement proche du sionisme révisionniste. Jusqu’en 1937, la Haganah et l’Irgun pratiquaient une politique de retenue — la havlagah — qui consistait à défendre les Juifs et leurs propriétés  sans chercher la revanche ni passer à l’offensive contre les Arabes. En avril 1937, l’Irgun se divisa sur la question de la retenue : la moitié des forces fusionna avec la Haganah, l’autre moitié continua à opérer de façon souterraine sous le nom Irgun et passa à l’offensive contre les Arabes en commettant une soixantaine d’attentats entre 1937 et 1940.

En septembre 1939, plus de 5.000 Arabes, 300 Juifs et 262 Britanniques avaient perdu la vie.

La Seconde Guerre mondiale approchant, la Grande-Bretagne avait impérativement besoin de calmer la situation au plus vite. En février 1939, elle convoqua les leaders Juifs et Arabes à la Conférence du Palais Saint James pour discuter de l’avenir de la Palestine et de la terminaison du Mandat. La Grande-Bretagne prévint les parties qu’en cas d’échec, elle imposerait sa propre solution. Les Arabes demandaient : (i) l’indépendance, (ii) le rejet d’un Foyer national juif en Palestine, (iii) le remplacement du Mandat par un traité et (iv) la fin de toute immigration juive. Les demandes de la délégation juive (emmenée par David Ben Gourion) étaient opposées : (i) le refus d’un statut de minorité pour la communauté juive en Palestine, (ii) la continuation du Mandat, (iii) la continuation de l’immigration juive, uniquement conditionnée par la capacité d’absorption du pays, (iv) des investissements pour accélérer le développement de la Palestine. Les demandes étant inconciliables, la conférence se termina sur un échec . . . deux jours plus tôt Hitler envahissait la Tchécoslovaquie.

Le 17 mai 1939, le Secrétaire d’État aux Colonies du gouvernement Chamberlain, Malcolm John MacDonald, publia le Troisième Livre blanc. Il était destiné à désengager la Grande-Bretagne de la Palestine dans un délai de dix ans et à s’assurer — en prévision de la guerre qui s’annonçait en Europe — le soutien des Arabes. Le Livre blanc de MacDonald prévoyait comme mesures phares :

  1. La limitation de l’immigration juive au cours des cinq années suivantes à environ 75.000 individus — la population juive atteindrait ainsi un tiers de la population totale — après quoi les chiffres seraient fixés par accord avec les Arabes palestiniens.
  2. Des restrictions sur les parties du pays où les Juifs pourraient acheter des terres.
  3. La nomination graduelle de Palestiniens, juifs et arabes, à des postes administratifs supérieurs dès que la paix et l’ordre seraient restaurés.
  4. Le transfert de tous les pouvoirs, après une période de dix ans, à un gouvernement représentatif binational.

Les organisations juives dénoncèrent immédiatement le  Livre blanc de MacDonald comme contraire au Mandat pour la Palestine et appelèrent à la grève générale le 18 mai. Le 22 Mai 1939, une motion disant que le Livre blanc de MacDonald était incompatible avec le Mandat pour la Palestine fut débattue à la Chambre des communes britannique. La motion fut rejetée à 268 voix contre 169. Winston Churchill (Secrétaire aux colonies quand le Mandat entra en vigueur et auteur du Premier Livre blanc) et David Lloyd George (Premier ministre britannique ayant négocié les Accords de San Remo et le Mandat pour la Palestine) votèrent contre le Livre blanc de MacDonald ; David Lloyd George qualifia même le Livre blanc de 1939 d’ « acte de perfidie ».

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Manifestation de femmes juives contre le Livre blanc de MacDonald le 22 mai 1939 devant l’hôtel King David à Jérusalem. Un cordon de police britannique bloque les manifestantes. (crédit : United States Library of Congress’s Prints and Photographs division, domaine public)

En juin 1939, le Mufti de Jérusalem Amin al-Husseini  rejeta lui-aussi le Livre blanc de MacDonald tandis que d’autres leaders arabes palestiniens semblent en avoir accepté officieusement les termes. Ce même mois, malgré son rejet par le mandant, le Livre blanc de MacDonald fut soumis à la Commission permanente des Mandats de la SDN pour approbation.

La Grande-Bretagne devant la Commission permanente des Mandats

La Commission permanente des Mandats, réunie dans sa 36e session à Genève, discuta du problème posé par le Livre blanc de MacDonald entre le 15 et le 29 juin 1939 lors des séances 12-16, 20, 22-23, 27-28 et 30-33. Le Secrétaire d’État aux Colonies, Malcolm MacDonald, s’y présenta en personne pour exposer et défendre la nouvelle politique britannique en Palestine. Il espérait obtenir  l’aval de la SDN à son exécution

La commission était présidée par M. Pierre Orts (BE). Ses six autres membres étaient : M. William Rappard (Vice-Président, CH), Baron Frederik van Asbeck (NL), Mlle Valentine Dannevig (NO), M. Émile Giraud (FR), Lord Maurice Hankey (GB), Comte de Panha Garcia (PO).  

 Malcolm MacDonald exposa (i) la nouvelle politique migratoire, (ii) les nouvelles règles concernant la vente des terres, (iii) la situation politique en Palestine. Il soutint que la nouvelle politique de la Grande-Bretagne était en conformité avec le Mandat reçu de la SDN et ne se distinguait des politiques précédentes que par un  « changement d’accent »  à la faveur des Arabes, alors que dans les années précédentes l’accent avait été à la faveur des Juifs.

Il précisa aussi que la nouvelle volonté de la Grande-Bretagne était de fonder en Palestine un État binational dans lequel les Juifs représenteraient un tiers de la population et les Arabes deux tiers. Il favorisait (sans l’imposer) une structure fédérale au nouvel État dans laquelle une constitution (dont les contours n’étaient pas précisés et qui serait rédigée dans les cinq dernières années du Mandat) permettrait aux Juifs de ne pas être assujettis à la supériorité démographique des Arabes.

Les membres de la Commission auditionnèrent le Secrétaire d’État britannique de façon approfondie sur toutes les questions sensibles. Le compte rendu intégral des travaux de la Commission permanente des Mandats peut être consulté ici (crédit : United Nations Archives at Geneva).

À l’issue de l’audition, la Commission débattit (i) de la conformité du Livre blanc de MacDonald avec la lettre et l’esprit du Mandat britannique et (ii) s’il existât une manière de réinterpréter le Mandat qui fût compatible avec la nouvelle politique.

Dans son allocution de clôture des débats, le Président de la Commission permanente des Mandats eut ces mots:

N’est-on pas fondé alors à entrevoir au bout de cette politique (NDLR: le Livre blanc de 1939), pour le Foyer national juif, de toutes autres perspectives que celle de l’optimisme que la Commission a entendu exprimer ? Il faut se rappeler le passé : par le détachement de la Transjordanie, exclu dès le début d’une partie des pays qui lui étaient promis ; par la reconnaissance du principe de la double obligation (NDLR: MacDonald réinterprétait le Mandat à la faveur égale aux Juifs et Arabes), limité juridiquement dans son développement ; par la suspension provisoire de l’application du critère de la capacité d’absorption économique (NDLR: seul critère limitant l’immigration juive depuis le Livre blanc de Churchill) et, ensuite, par la substitution à ce critère d’un critère politique, contrarié dans sa source, le Foyer national juif dans un État indépendant à majorité arabe à jamais stabilisée, verrait ses destinées aux mains de ceux qui ne lui pardonnent pas d’exister.

Dans son rapport au Conseil de la SDN (transmis le 17 août 1939), la Commission jugea à l’unanimité que « la politique exposée dans le Livre blanc n’était pas conforme à l’interprétation que, d’accord avec la Puissance mandataire et le Conseil, la Commission a toujours donnée du Mandat pour la Palestine. » Cette interprétation orthodoxe est celle exposée dans cet article à la section « Le mandat pour la Palestine ».

Quant à la question – plus difficile – de savoir si la nouvelle politique britannique et la perspective d’un État de Palestine binational où les Juifs seraient minoritaires pouvait être jugées compatibles avec une nouvelle interprétation du Mandat, la Commission statua à une majorité de quatre avis (Orts, Rappard, Dannevig, van Asbeck) contre trois (Hankey, Penha Garcia, Giraud) que ce n’était pas non plus le cas.

Situation juridique en 1939

À la veille de la Seconde guerre mondiale, le Mandat pour la Palestine, dans son interprétation orthodoxe – confirmée par la Commission des Mandats de juin 1939 – demeurait le seul instrument de droit international régissant l’avenir de la Palestine, dans son entièreté de la mer au Jourdain. Le Mandat avait été créé à la faveur du mandant : le peuple juif. L’égalité des droits individuels, civils et religieux, de tous les autres peuples et communautés du pays (Arabes chrétiens et musulmans, Druzes, etc.) devait être préservée.

Le développement du Foyer national juif devait se baser sur une immigration juive favorisée et l’assistance de la puissance mandataire pour le développement de l’industrie et de l’agriculture afin de permettre au peuple juif de se « tenir debout» seul dans le concert des nations (au sens de l’Art. 22 du Pacte de la Société des Nations) lorsque l’indépendance serait déclarée et le Mandat abrogé.

Les Livres blancs britanniques n’était pas des instruments de droit international, mais des déclarations d’intentions politiques produites par la Puissance mandataire détaillant la façon dont elle envisageait d’exécuter son Mandat. Ils étaient soumis à l’aval de la SDN. Le Livre blanc de MacDonald fut ainsi invalidé et déclaré non conforme au Mandat.

L’examen du rapport de la Commission permanente des mandats de juin 1939 était prévu au Conseil de la SDN de septembre 1939, mais pour les raisons liées à la situation internationale, le Conseil fut reporté. Le Conseil suivant (9 décembre 1939) fut entièrement dédié à l’invasion de la Finlande par l’URSS qui venait de se produire le 30 novembre 1939. Le Conseil n’a plus siégé ensuite.

Entretemps, en violation du droit international, la Grande-Bretagne mis en place les restrictions de vente de terres aux Juifs dès février 1940.

Suite dans la Partie 2 …

On est en 2021 à Montréal. Pas dans l’Allemagne de 1938.

Témoignage glaçant de Montréal.

Terre-des-Juifs.com

REPORTAGE DE MONTREAL.
D’un groupe FB juif :

« J’ai assisté au rassemblement aujourd’hui et j’étais vraiment pétrifiée d’inquiétude pour ma propre sécurité.

Malheureusement, les actualités n’ont pas dépeint fidèlement la violence qui s’est produite aujourd’hui à Montréal, alors je voulais partager mon point de vue et mon expérience (sur Facebook).

Les partisans d’Israël étaient localisés au square Dorchester, chantant et se tenant ensemble, notamment en scandant « libérez Gaza du Hamas » et « am Israël chai« .

Pendant ce temps, les partisans propalestiniens et pro-Hamas ont entouré tout le monde de tous les côtés. Malgré de solides barricades de la police, ils sont passés au travers en chargeant les Juifs, tandis que de l’autre côté, ils escaladaient de hautes statues et nous jetaient des pierres à la tête.

Nous étions complètement encerclés.

La police a essayé de nous protéger en envoyant des gaz lacrymogènes vers les violents manifestants…

Voir l’article original 710 mots de plus

Auderghem, commune dégradée

Auderghem a la réputation d’une commune résidentielle propre et bien gérée, mais la réalité est différente. Certains quartiers sont délaissés.

À parcourir le quartier de la place Delta, par exemple, on est frappé par les dégradations causées aux équipements publics. Il est difficile d’y trouver des lampadaires ou des boîtes de service qui ne soient pas couverts de tags et de collages. Même les plaques de rues sont vandalisées. Ce n’est nullement un constat récent. Cette situation existe depuis des années.

Il est impossible que le Collège échevinal de monsieur Gosuin (Défi) ignore la situation. Madame De Vos (Défi), en charge des espaces publics, habite certes à l’autre bout de la commune, mais est-ce une raison pour ne pas faire nettoyer la place Delta et ses environs ? Combien de temps encore les riverains devront-ils supporter l’enlaidissement de leur cadre de vie ? Tous les Auderghemois sont-ils égaux aux yeux du bourgmestre ?

Traverser le quartier pour photographier les actes de vandalisme (voir ci-dessous le circuit réalisé) auxquels les habitants sont confrontés oblige à un constat accablant. Les dégradations sont omniprésentes et l’espace public du quartier ne semble pas avoir été nettoyé depuis plusieurs années. Ces dégradations se concentrent surtout sur la place Delta elle-même. Quand on descend le boulevard des Invalides, elles se raréfient très progressivement, puis aux abords du viaduc Herrmann-Debroux les tags et les collages assaillent à nouveau les yeux. La galerie d’images en fin d’article montre l’ensemble des dégradations constatées.

Circuit réalisé à pieds dans le quartier Delta

Le long de la piste cyclable de la place Delta, il n’est pas un lampadaire qui ne soit ostensiblement tagué. On ne peut que déplorer que l’espace public qui borde le nouveau centre de formation Digitalcity (inauguré il y a six mois) soit aussi abîmé. La commune d’Auderghem n’a-t-elle pas honte d’offrir un tel spectacle aux nombreux Bruxellois qui viendront s’y former à l’économie digitale ? Est-il exagéré de demander que ces dégradations soient nettoyées et que des caméras soient installées afin d’identifier les vandales occasionnels ?

Aujourd’hui, ces actes de vandalisme sont commis dans la plus parfaite impunité, certains clairement par des militants politiques (voir la galerie de photos ci-dessous). On retrouve ainsi des messages féministes, climato-alarmistes, anarchistes, anti-israéliens, anti-spécistes, pro-migrants. On trouve aussi de très nombreux autocollants « Je suis partout », création d’un certain Thierry Jaspart qui expliquait en 2017 à la RTBF qu’il considérait ses collages intempestifs comme une forme d’art. Le collège échevinal d’Auderghem a-t-il déjà songé à rémunérer cet « artiste » par une amende ? Il serait injuste que les Auderghemois jouissent d’un tel rehaussement esthétique de leur cadre de vie sans remercier leur bienfaiteur.

Est-ce cela une commune où il fait bon vivre ? Est-ce cela l’image qu’Auderghem veut donner d’elle-même ?

Comble d’absurdité, alors que le Collège se montre incapable d’assurer la propreté de l’espace public en agissant contre le vandalisme, il dépense de l’argent en messages publicitaires pour éduquer les braves gens à ramasser les crottes de leurs chiens (voir ci-dessous). En parcourant le quartier, je n’ai pourtant pas vu une seule crotte de chien sur un trottoir, alors que les tags et les autocollants sont partout, comme en témoigne la galerie de photos en fin d’article. Le collège échevinal actuel a oublié que les élus ne reçoivent pas un mandat de leurs électeurs dans le but de les éduquer, mais bien pour les servir.

Espace publicitaire utilisé par la commune

Galerie de toutes les photos prises

La Joie

La lecture de La Joie de Georges Bernanos déroute quelque peu. Le livre se démarque d’un roman classique par l’absence d’intrigue réelle. Il est construit autour de personnages, de leurs pensées intimes et de leurs dialogues. Quand le livre se termine sur l’assassinat de Mlle Chantal que rien n’annonce et qui n’explique rien, on demeure troublé.

Bernanos ne nous raconte pas une histoire : il manque à La Joie cette sorte de mouvement propre à tout récit. Au contraire, on pourrait dire plutôt que Bernanos dépeint un tableau. La narration se déroule dans un quasi huis clos, la demeure de M. de Clergerie, historien sans envergure à la santé fragile qui a pour seul but dans la vie d’être reçu à l’Académie. Les personnages s’introduisent dans l’histoire par des dialogues ; ils cultivent entre eux des relations mal définies que l’on se doit d’imaginer à défaut de bien les comprendre.

Mlle Chantal de Clergerie, la fille du maître de maison, se distingue des autres personnages par sa simplicité, sa fraîcheur, sa droiture, sa foi en Dieu et sa fidélité à la personne et à l’enseignement de l’abbé Chevance qui fut chargé de son éducation et qu’elle accompagna au crépuscule de sa vie jusqu’au tombeau. Au décès de l’abbé Chevance, Mlle de Clergerie est revenue vivre dans la maison paternelle. Son père et sa grand-mère – que toute la maisonnée considère comme folle – sont sa seule famille ; sa mère ne fut pas heureuse dans son mariage et est décédée quand elle était enfant. Chantal s’occupe de l’ordonnancement de la maison alors que son père ne s’intéresse qu’aux activités intellectuelles et à ses ambitions académiques.

Autour de Mlle Chantal s’affairent plusieurs personnes. Il y a les domestiques, comme le valet François, le chauffeur russe Fiodor au passé trouble, Francine la femme de chambre subjuguée par Fiodor et amoureuse de lui, ou encore Fernande la cuisinière, un des rares personnages qui a les pieds sur terre. Il y a aussi les « amis » de M. de Clergerie, auprès desquels celui-ci prend des conseils et à qui il révèle ses projets de carrière : le Professeur La Pérouse, psychiatre sur le déclin sujet à la boisson (on le devine à ses mains tremblantes) et l’abbé Cénabre, ecclésiastique écrasé par le secret de la perte de sa foi (secret autrefois révélé à regret à son rival l’abbé Chevance).

Tous les personnages, mis à part Chantal et la cuisinière Fernande, semblent tiraillés par des soucis personnels ou des desseins qui les éloignent du bonheur. Fiodor par exemple, le chauffeur russe mystérieux, se plaît à harceler Mlle Chantal en lui suggérant qu’il l’a surprise dans une situation gênante. Quelle situation ? L’extase de la prière ? On ne saurait le dire avec certitude, mais ses allusions irritent Chantal. D’un point de vue symbolique, les personnages secondaires représentent ce qui est mauvais dans l’Homme et l’empêche de vivre une existence heureuse et équilibrée. Par contraste, Chantal de Clergerie apparaît comme le personnage le plus simple, le plus apte au bonheur et à la joie, mais pour cette raison inadapté à son environnement : la pureté au milieu de la corruption. Sa sensibilité et son attention aux autres se révèlent par exemple quand elle se montre capable de comprendre sa grand-mère (réputée folle), de la raisonner et la calmer.

Un basculement se produit lorsque M. de Clergerie révèle à sa fille qu’il désire prendre pour femme en secondes noces Mme de Montanel, une baronne qu’il épouse essentiellement par carriérisme et qu’il voit diriger la maison à la place de Chantal :

« Tu connais Mme de Montanel. Nos âges s’accordent et aussi nos goûts, nos vues d’avenir. Au point où nous en sommes, à la veille de trois élections académiques importantes, qui décideront peut-être de la mienne (le duc de Janville ne se présentera pas l’an prochain au fauteuil de M. Houdedot, l’occasion est excellente), je dois sortir de ma réserve. Une véritable maîtresse de maison est indispensable ici. Nous recevrons énormément cet hiver. Ma…ta… enfin Mme de Montanel m’apporte quelques voix de gauche, infiniment précieuses, car sa mère était née Lepreux-Cadaillac, et touchait de près aux meilleures familles de tradition radicale. Elle-même est la filleule de Waldeck-Rousseau. Évidemment, mon mariage n’est pas simplement une affaire, j’écarte exprès d’autres motifs plus désintéressés, personnels . . . » (Chapitre 3).

M. de Clergerie destine Chantal au couvent et le lui annonce avec la maladresse insensible et gênée dont il est coutumier. Perdant soudainement le rôle qu’elle pensait tenir dans la famille et dans la maison, sommée d’embrasser un destin religieux qu’elle ne désire pas, Chantal se retrouve désemparée, sans place pour elle dans le monde. Sa nature raisonnable lui permet cependant de reprendre le dessus, du moins en apparence, et de continuer à faire bonne figure dans la maison.

Après l’interférence de plusieurs personnages, dont La Pérouse et Cénabre, dans le malheur intériorisé de Chantal, son assassinat par Fiodor, qui se donne ensuite la mort, apparaît presque comme une délivrance, l’extraction forcée d’une âme d’un monde dans lequel elle n’aurait pu vivre.

Cette fin violente imaginée par Bernanos doit sans doute nous rappeler que, pour le chrétien qu’il est, la sainteté de Chantal impose le tragique et le sacrifice. La figure de Chantal s’assimile presque à la figure christique, celle du saint retiré du monde par la bestialité humaine.

Crime et châtiment des Magyars

L’activation il y a trois mois de l’article 7 du Traité de l’Union européenne (TUE) à l’encontre de la Hongrie par le Parlement européen (PE) a donné lieu à une profusion de comptes rendus dans la presse. Voici mon analyse de la portée de cet événement et du rapport Sargentini qui en fut le noyau.

L’activation il y a trois mois de l’article 7 du Traité de l’Union européenne (TUE) à l’encontre de la Hongrie par le Parlement européen (PE) a donné lieu à une profusion de comptes rendus dans la presse. À lire les média, on serait porté à croire que l’Union européen (UE), dans un sursaut de virilité inhabituelle, aurait protégé ses institutions, restauré son autorité et défendu ses valeurs en sanctionnant vigoureusement la politique droitière du séditieux Viktor Orbán. Il faut dire que Viktor Orbán et son parti Fidesz n’y sont pas allés de main morte ces dernières années pour susciter l’ire de la Commission et des capitales ouest-européennes. Adepte d’un conservatisme chrétien suranné à l’ouest, l’insupportable Orbán avait amplement démontré sa « xénophobie » en refusant d’accueillir des migrants sur le sol hongrois et son « antilibéralisme » en dressant des obstacles législatifs à une forme agressive de subversion financée par le milliardaire américain Georges Soros.

L’article 7 du TUE, qualifié d’ « option nucléaire » parce qu’il peut conduire à la suspension de certains droits découlant l’adhésion à l’Union européenne (UE) et à la suspension du droit de vote au Conseil européen (CE), fut activé le 12 septembre dernier sur base du rapport de la députée européenne Judith Sargentini (groupe Verts/ALE, Pays-Bas). En commission, ce rapport fut adopté à 37 voix contre 19. Il fut principalement soutenu par les groupes européens ALDE (libéralisme social), GUE/NGL (gauche antilibérale, anticapitaliste), S&D (social-démocratie), Verts/ALE (écologie politique) et opposé par les groupes ECR (libéralisme conservateur), ELDD (euroscepticisme),  ENL (nationalisme, souverainisme) et NI (non inscrits). Le groupe PPE (conservatisme, démocratie chrétienne) fut partagé.

Pourtant le vote qui eut lieu ce 12 septembre 2018 au PE pour sanctionner la Hongrie au moyen de l’article 7 du TUE n’est pas l’explosion nucléaire qu’on nous relate, mais un pétard mouillé pour trois raisons qui seront développées infra :

  • La proposition soumise au vote du PE portait sur un risque de violation et non sur une violation de l’article 2 du TUE, ce qui entraîne des conséquences mineures.
  • Le rapport Sargentini qui soutient l’activation de l’article 7 du TUE contient beaucoup d’allégations mal fondées et opposables par la Hongrie.
  • L’activation réelle de la procédure prévue à l’article 7 du TUE nécessiterait l’approbation du Conseil européen à une majorité des 4/5, ce qui a peu de chance de se produire.

De plus, la Hongrie conteste l’issue positive du vote au PE parce qu’une majorité qualifiée des 2/3 était nécessaire pour valider la proposition soumise alors que le résultat du vote fut : 448 voix pour (64,8 %), 197 voix contre (28,4 %) et 48 abstentions (6,9 %). En effet, le règlement du PE prévoit que « pour l’adoption ou le rejet d’un texte, seules les voix « pour » et « contre » sont prises en compte dans le calcul des suffrages exprimés, sauf dans les cas où les traités prévoient une majorité spécifique. » Si la Hongrie obtient gain de cause, l’activation de l’article 7 du TUE sera tout bonnement annulée.

Que dit l’article 7 du TUE ?

L’article 7 protège l’UE contre la violation par un État membre des valeurs fondamentales et des principes que les Européens chérissent et désirent promouvoir. Ils sont énoncés à l’article 2 du TUE :  la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’État de droit, des droits de l’homme, la tolérance, le respect des minorités, etc.

Le voici dans son intégralité :

  1. Sur proposition motivée d’un tiers des États membres, du Parlement européen ou de la Commission européenne, le Conseil, statuant à la majorité des quatre cinquièmes de ses membres après approbation du Parlement européen, peut constater qu’il existe un risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l’article 2. Avant de procéder à cette constatation, le Conseil entend l’État membre en question et peut lui adresser des recommandations, en statuant selon la même procédure.
    Le Conseil vérifie régulièrement si les motifs qui ont conduit à une telle constatation restent valables.
  2. Le Conseil européen, statuant à l’unanimité sur proposition d’un tiers des États membres ou de la Commission européenne et après approbation du Parlement européen, peut constater l’existence d’une violation grave et persistante par un État membre des valeurs visées à l’article 2, après avoir invité cet État membre à présenter toute observation en la matière.
  3. Lorsque la constatation visée au paragraphe 2 a été faite, le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut décider de suspendre certains des droits découlant de l’application des traités à l’État membre en question, y compris les droits de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil. Ce faisant, le Conseil tient compte des conséquences éventuelles d’une telle suspension sur les droits et obligations des personnes physiques et morales.
    Les obligations qui incombent à l’État membre en question au titre des traités restent en tout état de cause contraignantes pour cet État.
  4. Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut décider par la suite de modifier les mesures qu’il a prises au titre du paragraphe 3 ou d’y mettre fin pour répondre à des changements de la situation qui l’a conduit à imposer ces mesures.
  5. Les modalités de vote qui, aux fins du présent article, s’appliquent au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil sont fixées à l’article 354 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Bien que tous les pays de l’UE se soient engagés à respecter les valeurs et principes de l’article 2 du TUE, aucun de ces principes n’est jamais parfaitement mis en œuvre : la liberté et la tolérance ne pas absolues, la dignité humaine peut être en partie bafouée (par exemple quand une personne est privée de liberté ou se retrouve à la rue), la démocratie est souvent insuffisante par soucis d’efficacité et les droits de l’homme imparfaitement respectés.

Il s’ensuit que la notion de « violation » qui est centrale à l’article 7 ne peut s’apprécier que de manière subjective. Elle ne relève d’aucune définition juridique et est laissée à l’appréciation des politiques. La loi européenne délègue aux parlementaires européens et aux chefs d’États le soin de statuer.

Quand viole-t-on l’article 2 du TUE ?

Considérons par exemple le racisme. Selon l’article 2 du TUE, il ne devrait pas exister sur le sol européen. Or le racisme et l’antisémitisme sont répandus en France, en Allemagne et en Belgique. De nombreux rapports mesurent le phénomène dans ses diverses déclinaisons. À l’évidence, les gouvernements de l’Europe occidentale n’arrivent pas à en venir à bout. Bien qu’ils condamnent les attentats ou les agressions à caractère raciste, il est rare que les gouvernements occidentaux prennent des mesures législatives supplémentaires pour lutter contre le racisme.

Parfois, les gouvernements violent eux-mêmes les principes de l’article 2, notamment en matière de libre circulation, en expulsant des minorités ethniques. Ce fut par exemple le cas lorsque le gouvernement français décida d’expulser des Roms en 2010. Les mauvais traitements des Roms par la France ne sont d’ailleurs pas l’apanage d’un gouvernement particulier.

Dans les pays d’Europe de l’Est, plus pauvres et encore marqués par la violence civile du communisme, le respect des minorités, de la dignité humaine, des droits de l’homme et les principes libéraux sont plus souvent violés. Ces pays ont pourtant été admis dans l’UE entre 2004 et 2007. Il a été jugé à ce moment qu’ils adhéraient de manière satisfaisante à tous les critères européens, y compris aux valeurs énoncées de l’article 2 du TUE.

Jusqu’à présent, aucun pays n’a été jugé comme violant l’article 2 du TUE. L’ampleur de la violation des valeurs communes doit être grande, incontestable et persistante pour que l’UE désigne un État membre comme violant l’article 2 et déclenche contre lui la procédure ad hoc (Art. 7§2-4 du TUE) qualifiée d’ « option nucléaire ». Comme nous allons le voir ci-dessous, ce n’est pas ce dont on accuse la Hongrie.

Violation et risque de violation

En réalité, le rapport Sargentini et le vote qui eut lieu le 12 septembre 2018 au PE invitaient « le Conseil à constater, conformément à l’article 7, paragraphe 1, du traité sur l’Union européenne, l’existence d’un risque clair de violation grave par la Hongrie des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée. »

La loi européenne distingue subtilement le risque de violation et la violation de l’article 2 du TUE. Le risque de violation relève de l’Art. 7§1 du TUE, alors que la violation elle-même relève des paragraphes suivants, Art. 7§2-4.

C’est donc au nom d’un risque de violation de l’article 2 du TUE que la Hongrie a fait l’objet d’une procédure relevant de l’article 7. Loin de statuer sur une violation des valeurs fondamentales de l’UE par la Hongrie (avec à la clé des mesures « nucléaires »), le vote du PE du 12 septembre 2018 autorise simplement le Conseil européen à « constater » l’existence d’un risque et à inviter la Hongrie à y remédier. De plus, le risque ne sera réellement constaté que si 4/5 des membres du Conseil valide la thèse de Mme Sargentini qu’un risque existe.

Qu’est-ce qu’un risque de violation et pourquoi le législateur a-t-il introduit cette notion ? L’article 7 du TUE dérive de l’article F1 du Traité d’Amsterdam de 1997. À l’origine, cet article ne concernait que les violations réelles. Cependant, en 2000, après l’accession au pouvoir du parti d’extrême droite autrichien de Jörg Haider, la panique s’empara des capitales européennes. Craignant une dérive fascisante, elles auraient voulu utiliser l’article F1 du Traité d’Amsterdam à titre préventif contre l’Autriche, mais ne le pouvaient pas car aucune violation réelle des valeurs et principes européens n’avait été observée. L’année suivante, lors de la signature du Traité de Nice, un nouveau paragraphe fut ajouté (le paragraphe 1), permettant de lancer une procédure préventive dès lors qu’un risque de violation des valeurs fondamentales de l’UE est perçu.

Par nature, un « risque » ne peut entraîner aucune sanction concrète.

Par nature, un « risque » ne peut entraîner aucune sanction concrète. Plus encore qu’une violation réelle de l’article 2 du TUE, un risque de violation est très difficile à établir et à justifier. L’accession au pouvoir du parti de Jörg Haider démontre à merveille que l’intuition d’un risque de violation des valeurs fondamentales de l’UE peut s’avérer non fondée et ne déboucher sur aucune violation réelle de ces valeurs : l’Autriche est toujours restée sur une ligne strictement démocrate et respectueusement libérale.

Que risque donc la Hongrie à ce stade ? Rien, sinon l’opprobre lancée sur elle par d’autres membres de l’UE mécontents de sa politique. Le rôle du rapport Sargentini dans cette affaire consiste à rendre vraisemblable aux yeux du public l’existence d’un risque que les principes humanistes et libéraux de l’UE soient un jour violés en Hongrie. Comme nous allons le montrer maintenant la démonstration de Mme Sargentini n’est pas très convaincante.

Le rapport Sargentini

Pour établir le « risque de violation de l’article 2 du TUE », le rapport Sargentini part du principe qu’il convient lister toutes les violations observées des droits humains en Hongrie, qu’elles soient bénignes ou sérieuses, qu’elles soient imputables à la législation ou non, qu’elles soient d’actualité ou de l’histoire ancienne, qu’elles soient le fait du gouvernement actuel ou non. En ce qui concerne l’action législative du gouvernement hongrois, Judith Sargentini reconnait explicitement l’amalgame dans la motivation de son rapport :

Le rapport fait également référence à des cas qui ont été traités par la Commission dans le cadre de procédures d’infraction. Bien que ces cas d’infraction aient pu être classés, ils figurent toujours dans le présent rapport, car ils ont eu une incidence sur l’atmosphère générale dans le pays. Prises à titres individuel, certaines lois ont certes pu, dans la lettre, être aménagées pour respecter les valeurs européennes, mais des dommages matériels ont été causés.

Les tâtonnements législatifs d’un ancien pays communiste entré dans le giron européen en 2004 et qui essaye de régler ses nombreux problèmes sociaux dans le respect de sa constitution et des règles démocratiques constituent donc pour la rapporteure Sargentini une preuve d’un risque de violation des principes européens alors même que la Hongrie a toujours maintenu le dialogue avec la Commission européenne et accepté de revoir sa législation en tenant compte des remarques de la Commission. On ne se souvient pas que les pays fondateurs de la CEE (1957) aient particulièrement tancé le Général de Gaulle pour sa politique coloniale en Algérie ou la Belgique pour la sienne au Zaïre ou encore la République fédérale d’Allemagne pour ne pas avoir dénazifié son administration et sa justice après la guerre. On était à l’époque aussi compréhensif sur les problèmes sociaux et politiques des partenaires fondateurs que l’on est tatillon sur ceux des nouveaux venus. « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir, » écrivait La Fontaine.

Pour établir son rapport, Mme Sargentini a collecté auprès d’organismes officiels (HCR, Bureau du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Commission de Venise du Conseil de l’Europe, Comité de Lanzarote du Conseil de l’Europe, Commission européenne, Agence des droits fondamentaux, Office européen de lutte antifraude) et de représentants officiels (Secrétaire général du Conseil de l’Europe, Représentant spécial sur les migrations et les réfugiés du Conseil de l’Europe) l’ensemble des contentieux, réglés ou non, avec la Hongrie. Elle y a ajouté les récriminations d’une trentaine d’ONG aux positions anti-Orbán clairement affichées.

Mme Sargentini n’a par contre pas jugé utile de se rendre en Hongrie pour entendre les députés, les ministres et les juges hongrois concernés par la matière du rapport.

Mme Sargentini n’a par contre pas jugé utile de se rendre en Hongrie pour entendre les députés, les ministres et les juges hongrois concernés par la matière du rapport. Elle s’est contentée de s’entretenir avec l’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de Hongrie auprès de l’UE, le ministre hongrois des affaires étrangères, le ministre d’État hongrois pour les affaires du Parlement et des fonctionnaires du gouvernement hongrois de la zone de transit de Röszke (zone de transit pour migrants à la frontière serbe). Dans la motivation du rapport, Mme Sargentini précise innocemment :

En l’absence de visite officielle de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, votre rapporteure a entrepris de se rendre elle-même en Hongrie. Pour la suite des travaux, il est fortement recommandé d’envoyer une délégation parlementaire dans l’État membre concerné. On peut difficilement expliquer aux autorités et aux citoyens de l’État membre concerné que le Parlement juge qu’une situation représente un risque évident de violation grave des valeurs européennes inscrites dans les traités sans avoir pris la peine de se rendre sur place.

Parmi les contentieux listés dans le rapport, on trouve bien-sûr des entorses établies ou alléguées aux droits de l’homme et des atteintes à la liberté, certaines préoccupantes mais d’autres bénignes. Signe d’une compilation peu soignée, certains faits se trouvent cités plus d’une fois.

Des reproches hors sujet

De manière surprenante, cinq reproches sur les soixante-neuf listés (20-24) dans le rapport concernent des faits de corruption et de conflits d’intérêts dont on serait bien en peine de comprendre le lien avec les valeurs fondamentales dont traite l’article 2 du TUE.

Par exemple, on lira ainsi au point (24) du rapport :

Selon le septième rapport sur la cohésion économique et sociale, l’efficacité du gouvernement hongrois a diminué depuis 1996 et elle est l’un des États membres dont le gouvernement est le moins efficace de l’Union. Toutes les régions hongroises sont bien en dessous de la moyenne de l’Union en ce qui concerne la qualité de l’administration publique; Selon le rapport anticorruption de l’UE publié par la Commission européenne en 2014, la corruption est perçue comme répandue (89 %) en Hongrie. Selon le rapport sur la compétitivité mondiale 2017-2018, publié par le Forum économique mondial, le niveau élevé de corruption était l’un des facteurs les plus problématiques pour exercer des activités en Hongrie.

Il est surréaliste que l’UE reproche à la Hongrie d’avoir vu l’ «efficacité » de son gouvernement diminuer depuis qu’elle est pleinement sortie du système communiste ! Ces problèmes ne sont pas imputables à un camp politique particulier puisque des gouvernements de gauche et de droite se sont succédé depuis 1996. Non seulement ils n’ont aucun rapport avec une possible violation de l’article 2 du TUE, mais ils n’ont pas empêché l’UE d’estimer que la Hongrie était prête à rejoindre l’Union en 2004.

Au point (14) du rapport, on peut simplement lire : « Le 29 mai 2018, le gouvernement hongrois a présenté un projet de septième modification de la Loi fondamentale (T/332), qui a été adopté le 20 juin 2018. Il a introduit un nouveau système de tribunaux administratifs. » On sera bien en peine de dire en quoi ce point est pertinent.

Au point (7), la rapporteure, citant la Commission de Venise, constate que la Hongrie remplit tous les critères d’une démocratie constitutionnelle, mais s’inquiète du fait que « la société civile y ait été insuffisamment associée » et de « l’absence de consultation sincère ». En d’autres termes, Mme Sargentini reproche à la Hongrie de ne pas écouter les avis d’ONG militantes et non représentatives. Non seulement cette exigence n’a aucune justification, mais on a du mal à voir en quoi cela impliquerait un risque de violation de l’article 2 du TUE.

À l’opposé, au point (11), Mme Sargentini reproche au contraire au gouvernement de consulter abusivement la population dans deux cas précis : (i) sur les contentieux avec l’UE (« Halte à Bruxelles »), (ii) sur le contentieux avec l’UE au sujet de la crise des migrants (« Soros Plan »). Bien que ces consultations populaires soient très contestables sur le fond et la forme (contrevérités, questions mal posées) et traduisent une manière populiste d’exercer le pouvoir qu’on ne souhaiterait pas voir dans une démocratie libérale sophistiquée, elles ne menacent pas les valeurs et principes inscrits à l’article 2 du TUE.

Des critiques non imputables à l’État

Au point (32) du rapport, il est reproché au magazine hongrois Figyelő d’avoir publié une liste de plus de 200 personnes qui, selon le média, œuvreraient au « renversement du gouvernement » et d’avoir affirmé en connaître 2000 autres. Bien que la publication d’une liste nominative soit contestable, Figyelő est un magazine privé et la liberté de la presse doit s’appliquer à toute la presse, même celle qui soutient le gouvernement, dans la limite de loi. En publiant une telle liste, le magazine Figyelő s’est exposé aux poursuites pour délit de presse ou diffamation. L’État hongrois ne peut en être tenu responsable.

Au point (42) du rapport, relatif à la Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe portant sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, la rapporteure note que la Hongrie a signé la convention (en 2014) mais qu’elle ne l’a pas encore ratifiée. Elle regrette « que des visions patriarcales stéréotypées aient encore cours dans l’État partie [de la convention] en ce qui concerne la place des femmes dans la société » et prend  « note avec préoccupation des propos discriminatoires que des personnalités politiques tiennent à l’égard des femmes ». L’état d’esprit de la population hongroise quant au rôle de la femme dans la société n’est évidement pas la responsabilité du gouvernement et il ne convient pas dans une société libre que le gouvernement induise des changements de société. Le fait que la société hongroise soit plus chrétienne, traditionnelle et plus patriarcale que celle de l’Europe de l’ouest ne résulte pas de la non ratification de la Convention d’Istanbul par la Hongrie. Il n’y a d’ailleurs pas de violence particulière contre les femmes en Hongrie. La rapporteure omet de mentionner que d’autres pays membres du Conseil de l’Europe (Arménie, Bulgarie, Irlande, Lettonie, Liechtenstein, Lituanie, Moldavie, Slovaquie, Tchéquie, Royaume-Uni, Ukraine) n’ont pas encore ratifié cette convention, que d’autres encore ne l’ont même pas signée (Azerbaïdjan, Russie) et que l’Union européenne elle-même ne l’a signée qu’en 2017, mais pas encore ratifiée. La rapporteure ajoute que « le code pénal [hongrois] ne protège pas pleinement les femmes victimes de violences conjugales » sans rien pointer de spécifique ; aucun code pénal ne peut protéger pleinement les individus.

Des problèmes que la Hongrie traite ou a déjà traités

Aux points (12-13), le rapport mentionne une loi de 2011 déséquilibrant les rapports entre le pouvoir législatifs et judiciaire (trop de pouvoirs donnés au président élu de l’Office national de la justice, OJN). Or, comme Mme Sargentini le reconnait : « À la suite de recommandations internationales, notamment de la Commission de Venise, le statut du président de l’ONJ a été modifié et ses pouvoirs ont été limités de façon à ménager un meilleur équilibre entre le président et l’ONJ. »

Au point (16), il est indiqué que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait jugé en 2015 que « la Hongrie manquait systématiquement de veiller à ce que les procédures statuant sur des droits et des obligations civiles prennent fin dans un délai raisonnable et de prendre des mesures pour que les requérants puissent demander réparation pour des procédures civiles d’une durée excessive. » Mais le rapport admet aussi qu’un « nouveau code de procédure civile, adopté en 2016, prévoit l’accélération des procédures civiles (…). La Hongrie a informé le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe que la nouvelle loi créant un recours effectif pour les procédures prolongées serait adoptée d’ici octobre 2018. »

Au point (49), Mme Sargentini, se référant à un rapport du Comité des droits de l’homme des Nations unies de 2018, rapporte le « placement de force dans des établissements médicaux, de mises à l’isolement et de traitements forcés d’un grand nombre de personnes présentant des handicaps mentaux, intellectuels et psychosociaux, ainsi que des informations faisant état d’actes de violence, ainsi que de traitements cruels, inhumains ou dégradants, et par les allégations selon lesquelles un nombre important de décès survenus dans des établissements fermés n’auraient pas fait l’objet d’enquêtes. » Il est exact que la situation des personnes handicapées en Hongrie est depuis longtemps très préoccupante et largement héritée de la période communiste, mais Mme Sargentini oublie volontairement de mentionner que la Hongrie a été l’un des premiers pays à ratifier la Convention sur les droits des personnes handicapées (2007), que le même rapport qu’elle cite note « les progrès de l’État partie en ce qui concerne la promotion et la protection des droits des personnes handicapées » et qu’il « accueille avec satisfaction l’instauration, en 2015, du Programme national sur le handicap pour la période 2015-2025. »

De même, la « Commission de Venise a également pris acte des efforts déployés au fil des ans par le gouvernement hongrois pour améliorer le texte original des lois sur les médias, conformément aux commentaires de divers observateurs, dont le Conseil de l’Europe, et a noté avec satisfaction la volonté des autorités hongroises de poursuivre le dialogue »

Les lois sur les média ont fait l’objet de beaucoup de réaménagement depuis 2011 suite aux critiques d’organisations internationales comme la Commission de Venise, le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE, le Comité des droits de l’homme des Nations unies et de personnalités comme le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, le présentant de l’OSCE pour la liberté des médias et le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe. Les points (27-29, 31) du rapport Sargentini relatent les reproches qui ont été formulés contre la loi hongroise et les réponses apportées. À l’heure actuelle, le principal point de contentieux consiste en ce que le Conseil des médias et l’Autorité nationale des médias et de l’information n’auraient pas encore (selon les critiques) l’indépendance nécessaire pour s’acquitter correctement de leurs fonctions. Pourtant, le rapport note que « dans sa déclaration du 29 janvier 2013, le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe s’est félicité du fait que les discussions dans le domaine des médias se soient traduits par plusieurs changements importants ». De même, la « Commission de Venise a également pris acte des efforts déployés au fil des ans par le gouvernement hongrois pour améliorer le texte original des lois sur les médias, conformément aux commentaires de divers observateurs, dont le Conseil de l’Europe, et a noté avec satisfaction la volonté des autorités hongroises de poursuivre le dialogue ». Certaines critiques n’ont pas été rencontrées. Par exemple, le rapport Sargentini explique que le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe avait mentionné en décembre 2014 « les questions de la concentration dans l’actionnariat des médias et de l’autocensure et indiqué que le cadre juridique pénalisant la diffamation devrait être abrogé ». Le premier point n’est évidemment pas du ressort du gouvernement. Quant au second, on ne peut que s’étonner que la diffamation par voie de presse puisse être considérée comme un droit de l’homme.

Des problèmes mineurs

Au point (10), le rapport note que « l’administration technique des élections était professionnelle et transparente, que les droits et libertés fondamentaux étaient dans l’ensemble respectés, mais qu’ils étaient exercés dans un climat défavorable. L’administration électorale s’est acquittée de son mandat de manière professionnelle et transparente et a bénéficié dans l’ensemble de la confiance des différents acteurs. La campagne a été animée, mais la rhétorique de campagne hostile et intimidante a limité l’espace propre à la tenue d’un débat de fond et a porté atteinte à la faculté des électeurs de se prononcer en connaissance de cause. (…) La capacité des candidats à rivaliser sur un pied d’égalité a été considérablement mise à mal par les dépenses excessives du gouvernement en publicité d’information publique qui a amplifié le message de campagne de la coalition au pouvoir. » Des campagnes politiques où l’agressivité et la démagogie prennent le pas sur les débats de fond sont malheureusement fréquentes dans tous les pays. Par contre, la mise à disposition des moyens de l’État pour la propagande politique d’un camp est évidement inacceptable. Cela ne constitue cependant pas une violation grave de l’État de droit et ne relève pas de l’article 2 du TUE.

Au point (30), le rapport relate que le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE s’est plaint que la couverture par la presse de la compagne électorale de 2018 « était hautement polarisée et dépourvue d’analyse critique ». On serait en peine de trouver un État de l’UE où cela ne serait pas les cas depuis quelques années. Reconnaissant que « le radiodiffuseur public a rempli son mandat de fournir du temps d’antenne gratuit aux concurrents », le Bureau regrette que « ses bulletins d’informations et sa production éditoriale ont clairement favorisé la coalition au pouvoir, ce qui est en contradiction avec les normes internationales. » Là encore, on serait malheureusement bien en peine de trouver un  État de l’UE où les média publics ne favorisent pas le pouvoir ; en Belgique francophone par exemple la partialité de la RTBF et son orientation idéologique épousent les thèses écosocialistes du principal parti de gouvernement … et pas seulement en période électorale. Tout cela ne constitue évidement pas des violations de l’article 2 du TUE, ni n’augmente des risques de violation. Finalement, c’est sans doute la dernière critique du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE qui prête encore le plus à sourire : il reprochait à la Hongrie que « la plupart des radiodiffuseurs commerciaux étaient partiaux dans leur couverture, que ce soit pour les partis au pouvoir ou pour les partis d’opposition ».

Au point (71) du rapport, on reproche à Victor Orbàn d’avoir pris des mesures « pour interdire le sans-abrisme de rue ainsi que la construction de huttes et de cabanes », mesures décrites comme criminalisant le sans-abrisme.

Le point (72) reproche à la Hongrie, aussi incroyable que cela paraisse, de ne pas mener une politique suffisamment socialiste. Voici un long extrait qui permettra de saisir ce que Mme Sargentini sélectionne comme preuve de violation grave de l’article 2 du TUE :

Le Comité a également estimé que la Hongrie ne se conformait pas à la Charte sociale européenne au motif que le niveau de l’assistance sociale servie à une personne seule sans ressources, y compris les personnes âgées, était insuffisant, que l’égalité d’accès aux services sociaux n’était pas garantie aux ressortissants de tous les États parties qui résident légalement sur le territoire hongrois et qu’il n’était pas établi qu’il existait une offre de logements suffisante pour les familles vulnérables. En matière de droits syndicaux, le Comité a déclaré que le droit des travailleurs à bénéficier de congés payés n’était pas suffisamment garanti, qu’aucune mesure de promotion n’avait été prise encourager la conclusion de convention collectives alors que la protection des travailleurs par celles-ci est manifestement faible en Hongrie, et que dans la fonction publique le droit de déclencher une grève était réservé aux syndicats qui sont parties à l’accord conclu avec le gouvernement; les critères utilisés pour définir quels fonctionnaires se voient refuser le droit de grève vont au-delà du champ d’application de la Charte; les syndicats de la fonction publique ne peuvent appeler à la grève que par approbation de la majorité du personnel concerné.

Le point (75) continue dans la même veine, s’inquiétant que la proportion de personnes menacées de pauvreté et d’exclusion sociale soit supérieure à la moyenne de l’UE et de ce que le niveau des prestations de revenu minimum est inférieur à 50 % du seuil de pauvreté pour un ménage d’une personne.

La question des Roms

La question du respect de la minorité rom tient une place importante dans tous les rapports sur le respect des droits de l’homme en Hongrie, ainsi que dans la Roumanie voisine. La question du peuple rom, malmené par l’histoire, dénigré et pauvre est centrale en Hongrie. C’est donc à raison que le rapport Sargentini s’en préoccupe dans les points (50-55, 58-60). Comme le stipule le rapport, les Roms sont l’ « objet de discriminations et d’inégalités systématiques dans tous les domaines de la vie quotidienne, notamment le logement, l’emploi, l’éducation, l’accès à la santé et la participation à la vie sociale et politique ». Des actes de violence contre les Roms sont commis et des « marches paramilitaires » et des « patrouilles dans les villages peuplés de Roms » ont été rapportés, des faits d’une extrême gravité.

Il convient cependant de noter que cet état des lieux terrible est une réalité qui n’est pas récente et que l’on ne peut en aucune manière l’imputer à la politique du gouvernement hongrois comme semble le suggérer le rapport Sargentini en citant cette réalité dans son dossier à charge de la Hongrie et de son gouvernement.

Les faits ne pouvant les éluder,  le rapport mentionne donc que le « gouvernement hongrois a pris plusieurs mesures importantes pour favoriser l’intégration des Roms. Le 4 juillet 2012, il a adopté le plan d’action pour la protection de l’emploi afin de protéger l’emploi des travailleurs défavorisés et de favoriser l’emploi des chômeurs de longue durée. Il a également adopté la stratégie sectorielle en matière de soins de santé intitulée «Healthy Hungary 2014-2020» pour réduire les inégalités en la matière. En 2014, il a mis en œuvre une stratégie pour la période 2014-2020 pour le traitement des logements insalubres dans les quartiers défavorisés. »

Le rapport pointe aussi le fait qu’en 2016 la Commission s’est inquiétée de la « surreprésentation disproportionnée des enfants roms dans les écoles spéciales pour enfants handicapés mentaux, alors que ces enfants font l’objet d’une ségrégation considérable dans les écoles ordinaires, ce qui entrave l’inclusion sociale. » Ici encore, le gouvernement hongrois a immédiatement réagi dans un sens positif. En effet, il « a activement engagé un dialogue avec la Commission. La stratégie hongroise d’inclusion met l’accent sur la promotion de l’éducation inclusive, la réduction de la ségrégation, la rupture de la transmission intergénérationnelle des inégalités et l’établissement d’un environnement scolaire inclusif. En outre, la loi sur l’enseignement public national a été complétée par des garanties supplémentaires depuis janvier 2017, et le gouvernement hongrois a lancé des audits officiels en 2011-2015, suivis par des mesures prises par les services gouvernementaux. »

Finalement, la question des marches paramilitaires intimidantes dans les villages roms a été prise en main par le gouvernement hongrois dès 2011, bien avant que le Conseil de l’Europe ne se préoccupe de cette terrible situation.

Finalement, la question des marches paramilitaires intimidantes dans les villages roms a été prise en main par le gouvernement hongrois dès 2011, bien avant que le Conseil de l’Europe ne se préoccupe de cette terrible situation. En effet la Hongrie a modifié son code pénal en 2011 « afin de prévenir les campagnes des groupes paramilitaires d’extrême droite, en par l’introduction du «crime en uniforme», punissant de trois ans d’emprisonnement tout comportement asocial provocateur suscitant la peur chez un membre d’une communauté nationale, ethnique ou religieuse. »

En résumé, il est particulièrement choquant que le rapport Sargentini, par sa structure même, suggère (à toute personne le lisant en diagonale) que la situation dramatique des Roms de Hongrie serait à mettre sur le compte de la politique du gouvernement Orbán. Les faits sociaux et les discriminations rapportés ne sont pas de la responsabilité du gouvernement et que celui-ci a pris de nombreuses mesures contre le racisme, pour la protection et l’inclusion de la population rom.

La confusion des niveaux de pouvoir et de responsabilité est patente au point (55) du rapport où une discrimination des Roms (expulsion de logement sociaux) imputable à une autorité communale particulière (ville de Miskolc) est longuement détaillée alors que la seule chose que l’on puisse reprocher au gouvernement Hongrois dans ce dossier est que l’un de ses services n’a pas entièrement suivi une recommandation de la « Commission européenne contre le racisme et l’intolérance ». La même confusion apparaît au point (59) du rapport où des comportements discriminatoires d’une police locale sont rapportés, sans que le gouvernement Orbàn ne soit en rien responsable (l’affaire est en en cours de jugement). Mieux, au point (60) le rapport reconnait que « le gouvernement a mis en place un groupe de travail contre les crimes de haine, lequel dispense une formation aux policiers et aide les victimes à coopérer avec la police et à signaler les incidents. »

L’antisémitisme

La charge d’antisémitisme contre le gouvernement Hongrois est encore plus creuse que celle concernant les discriminations contre les Roms. Le rapport Sargentini consacre les points (56) et (57) à la discrimination envers les Juifs. La lecture de ces deux points montre qu’on ne peut strictement rien reprocher au gouvernement hongrois en matière de lutte contre l’antisémitisme.

Le point (56) peut être reproduit ici dans son intégralité :

Dans sa résolution du 5 juillet 2017, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a recommandé aux autorités hongroises de continuer à améliorer le dialogue avec la communauté juive, le pérenniser et accorder un degré de priorité élevé à la lutte contre l’antisémitisme dans l’espace public, de déployer des efforts soutenus pour prévenir et, dans tous les cas où de tels actes se produisent, les détecter, d’enquêter à leur sujet, de poursuivre les actes motivés par des considérations racistes, ethniques ou antisémites, y compris les actes de vandalisme et les discours de haine, et d’envisager de modifier la loi afin de garantir, dans toute la mesure du possible, une protection juridique contre les infractions à caractère raciste.

Le mot « continuer » est ici décisif car il pointe le fait que le gouvernement hongrois, loin d’encourager l’antisémitisme, met déjà en œuvre les mesures recommandées par les observateurs … et plus encore. En effet, on lit au point (57) :

Le gouvernement hongrois a ordonné que la rente viagère des survivants de l’Holocauste soit augmentée de 50 % en 2012, a créé, en 2013, la commission commémorative 2014 de l’Holocauste en Hongrie, a déclaré 2014 Année commémorative de l’Holocauste, a lancé des programmes de rénovation et de restauration de plusieurs synagogues et cimetières juifs hongrois et se prépare actuellement à accueillir les Maccabiades européennes de 2019 qui se tiendront à Budapest. Les dispositions juridiques hongroises identifient plusieurs infractions liées à la haine ou à l’incitation à la haine, y compris les actes antisémites ou de négation ou de dénigrement de l’Holocauste. La Hongrie s’est vu attribuer la présidence de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) en 2015-2016.

Alors de quoi parle-t-on ? Quel antisémitisme ? Pourquoi parler d’antisémitisme à charge de la Hongrie alors que le gouvernement Orbàn fait tant d’efforts pour éradiquer l’antisémitisme dans son pays (au contraire d’autres pays européens où ce fléau se propage) ? La dernière phrase du point (57) nous l’apprend. Victor Orbàn a critiqué Georges Soros : « dans un discours prononcé le 15 mars 2018 à Budapest, le Premier ministre hongrois a tenu des propos polémiques, y compris des stéréotypes clairement antisémites, pour attaquer George Soros, propos qui auraient pu être considérés comme punissables. » Voilà donc que la critique de Georges Soros et de lui seul justifie que l’on invente des griefs d’antisémitisme au gouvernement hongrois. Voudrait-on détourner l’antiracisme à des fins de guerre idéologique sur d’autres fronts, on ne s’y prendrait pas mieux.

La défense de Georges Soros et de ses initiatives en Hongrie occupe une place prépondérante dans le rapport (voir la section « Les ONG de Soros »).

La question des migrants

Le gouvernement hongrois a adopté une politique très restrictive en matière d’accès à son territoire pour les migrants et la protection internationale n’est accordée que dans les situations les plus graves. Comme le note le rapport : « En 2017, sur 3 397 demandes de protection internationale déposées en Hongrie, 2 880 demandes ont été rejetées, soit un taux de rejet de 69,1 %. En 2015, sur 480 appels judiciaires relatifs à des demandes de protection internationale, on dénombrait 40 décisions positives soit 9 %. En 2016, il y a eu 775 recours, dont 5 ont abouti à des décisions positives, soit 1 %; il n’y a pas eu de recours en 2017. » On peut critiquer cette politique, mais elle ne constitue aucunement une violation du droit international ni des valeurs européennes.

Par contre, le rapport relève au point (63) deux préoccupations significatives :

  1.  un nombre considérable de ressortissants étrangers (y compris des mineurs non accompagnés) affirmaient avoir été soumis à des mauvais traitements physiques par des policiers et des gardes armés travaillant dans des centres d’immigration ou de rétention pour demandeurs d’asile.
  2. une loi de 2017 votée par le Parlement hongrois « prévoit la rétention obligatoire de tous les demandeurs d’asile, y compris des enfants, pendant toute la durée de la procédure d’asile. »

Malheureusement, le rapport n’apporte aucune vérification des allégations de mauvais traitement des étrangers par les policiers hongrois. Il n’établit pas non plus que la rétention obligatoire des demandeurs d’asile prévue par la loi hongroise ait pu présenter des aspects dégradants, humiliants ou préjudiciables aux personnes qui, autrement auraient été livrées à elles-mêmes sans moyen de subsistance.  Le seul argument que Mme Sargentini a trouvé à opposer à la loi sur la rétention des demandeurs d’asile se trouve être celui qu’un demandeur d’asile homosexuel s’est plaint que son « droit à la liberté et à la sûreté » aurait été violé dans la mesure où « les autorités n’auraient pas fait preuve de prudence » lorsqu’elles ont ordonné sa rétention en compagnie « d’autres personnes détenues, dont beaucoup venaient de pays où les préjugés culturels ou religieux à l’encontre de ces personnes étaient largement répandus », point (64). En d’autres termes, le rapport Sargentini accuse le gouvernement hongrois de ne pas considérer par défaut les demandeurs d’asile comme des gens suspects d’être homophobes et violents.

Au point (65), le rapport Sargentini apporte plusieurs critiques concernant la situation des migrants dans les zones de transit installées en Serbie (Röszke et Tompa), hors de la juridiction hongroise. Il est reproché à la Hongrie de procéder à des refoulements « violents » vers ces camps. Il est également reprocher à la Hongrie de mettre en place des « pratiques restrictives en matière d’admission des demandeurs d’asile » provenant de ces camps, de sorte que cela oblige « souvent les demandeurs d’asile à chercher des moyens illégaux de franchir la frontière et à recourir à des passeurs et à des trafiquants, avec tous les risques que cela implique ». Cette critique est absolument hallucinante : la rigueur de la loi hongroise justifierait donc selon Mme Sargentini la criminalité organisée et le trafic d’êtres humains. Ou, dit autrement, si la Hongrie ne laisse pas entrer n’importe qui, elle s’expose à ce que n’importe qui entre quand même par des moyens illégaux. Cette critique est d’autant moins invraisemblable que dans le même temps le rapport rappelle une autre recommandation faite à la Hongrie d’ « adopter un cadre juridique pour l’identification des victimes de la traite des êtres humains parmi les ressortissants de pays tiers qui n’y [les zones de transit] résident pas légalement et à renforcer ses procédures d’identification des victimes de cette traite parmi les demandeurs d’asile et les migrants en situation irrégulière. »

Le rapport Sargentini prétend aussi que « les procédures d’asile, qui se déroulent dans les zones de transit, ne comportent pas de garanties suffisantes pour protéger les demandeurs d’asile contre le refoulement vers des pays où ils courent le risque d’être soumis à un traitement contraire aux articles 2 et 3 de la CEDH. » Cet argument, basé sur une jurisprudence réelle mais abusive des articles 2 et 3 de la CEDH, donne beaucoup de fils à retordre à tous les pays de l’UE. La Belgique y est régulièrement confrontée. On ne saurait reprocher à la Hongrie seule de ne pas se conformer à des interprétations juridiques contestées.

Aux points (66) et (67), le rapport fait référence à deux affaires particulières relatives aux zones de transit en Serbie. Dans la première, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une « violation du droit des requérants à la liberté et à la sûreté », mais un recours est encore pendant devant la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans la seconde, un homme ayant traversé illégalement la frontière a été condamné par un tribunal hongrois à sept ans d’emprisonnement et dix ans d’expulsion du pays sur la base d’accusations d’«actes terroristes». La raison pour laquelle Mme Sargentini insinue que son procès n’aurait pas été équitable et que cette condamnation serait en violation l’article 2 du TUE n’est pas explicitée. Le fait que le gouvernement hongrois n’est pas responsable des jugements des tribunaux ne semble pas devoir être pris en considération.

Le point (68) concerne le non respect par la Hongrie du mécanisme provisoire de relocalisation obligatoire des demandeurs d’asile conformément à la décision du Conseil (UE) 2015/1601. La Slovaquie, la République tchèque et la Pologne sont aussi concernés. Le point (69) concerne l’engagement d’une procédure d’infraction à l’encontre de la Hongrie par la Commission européenne qui estime que « la législation hongroise n’est pas conforme au droit de l’Union, en particulier aux directives 2013/32/UE(6), 2008/115/CE(7) et 2013/33/UE(8) du Parlement européen et du Conseil ainsi qu’à plusieurs dispositions de la charte. La Commission n’a pas encore eu gain de cause.

Le point (70) du rapport rend compte d’observations retenues dans le rapport de 2018 du Comité des droits de l’homme des Nations. Elles sont trop longues à lister ici, mais consistent essentiellement de témoignages de violations diverses non corroborées provenant de sources non spécifiées. Les organisations de défense des migrants sont coutumières de faux témoignages exploités à des fins politiques, comme on l’a vu récemment en Belgique avec l’affaire des Soudanais soi-disant torturés. Le crédit qui peut être apporté à des témoignages invérifiables est faible.

Les ONG de Soros

Dans sa lutte contre la déstabilisation politique et les changements sociétaux auxquels s’affairent les ONG de gauche affiliées à la Open Society Fondation de Georges Soros, le gouvernement Hongrois a fini par s’attaquer à l’Université d’Europe centrale (CEU) établie en Hongrie depuis 1991. Cette université, selon les propres mots de son recteur, se donne pour « mission d’enseigner les valeurs de la société ouverte ». Sauf que la notion de « société ouverte » prônée par la CEU a aussi peu à voir avec la société ouverte du philosophe libéral Karl Popper que la Open Society Fondation elle-même, dont les valeurs se rattachent au gauchisme sociétal et non au libéralisme de Popper. On ne s’étonnera donc pas que la CEU ne forme pas des ingénieurs, des médecins et des scientifiques, mais des communicants, des économistes, des historiens, des experts en études de genre, des experts en science et politique de l’environnement, des experts en sciences politiques et relations internationales et des spécialistes en nationalismes. En d’autres termes la CEU forme des activistes d’élites acquis au programme politique de Georges Soros, qui se retrouveront ensuite en poste dans des Universités classiques, dans le milieux financier et dans les associations militantes financées par la Open Society Fondation. Une autre caractéristique de la CEU est qu’elle délivre des diplômes accrédité à la fois en Hongrie et aux États-Unis, alors même que la CEU n’a aucune attache académique dans ce second pays. Cela la rend très attractive pour les jeunes Hongrois.

Le 4 avril 2017, le parlement hongrois a fait voté un amendement à la loi sur l’enseignement supérieur national stipulant que (i) toute institution étrangère doit aussi avoir une attache académique dans son pays d’origine et que (ii) toute institution d’enseignement étrangère provenant d’en dehors de la zone économique européenne doit, pour opérer, obtenir l’autorisation de la Hongrie.

Le 4 avril 2017, le parlement hongrois a fait voté un amendement à la loi sur l’enseignement supérieur national stipulant que (i) toute institution étrangère doit aussi avoir une attache académique dans son pays d’origine et que (ii) toute institution d’enseignement étrangère provenant d’en dehors de la zone économique européenne doit, pour opérer, obtenir l’autorisation de la Hongrie. Les institutions étrangères devaient se mettre en conformité pour le 1er janvier 2018. On n’imaginerait évidement pas les Frères musulmans ou Daesh installer librement une « université » dans un pays de l’UE et y exercer sans garde fou sa liberté académique et sa liberté d’expression. Pourtant, parce que la CEU ne répond pas à ces conditions, la Commission européenne a lancé contre la Hongrie une procédure d’infraction.

Aux points (33-35) du rapport Sargentini stipule que « la mise en place de règles plus contraignantes, sans qu’elles soient solidement justifiées, associée à des délais stricts et à des sanctions juridiques sévères pour les universités étrangères déjà établies en Hongrie et y exerçant leur activité en toute légalité depuis de nombreuses années, semble poser un grave problème du point de vue de l’État de droit et des principes et des garanties en matière de droits de l’homme. Les universités en question et leurs étudiants sont protégés par les règles nationales et internationales sur la liberté académique, la liberté d’expression et de réunion et le droit à l’instruction et la liberté en la matière. » L’invocation de l’État de droit, des libertés académiques et des libertés fondamentales témoignent ici d’une dramatisation volontaire, d’autant plus que la CEU a réussi à se mettre en conformité avec la nouvelle loi hongroise avant l’échéance du 1 janvier 2018 (en signant une convention avec le Bard College de New-York).

Ce qu’on peut en conclure

En fin de compte, le rapport Sargentini pêche surtout par hypertrophie. Une masse d’allégations cherchant à travestir des différents politiques entre l’est et ouest de l’Europe sous de fausses « craintes de violation des droits de l’homme » éclipsent un certain nombre de remarques et de mises en garde pertinentes relatives à la préservation de l’État de droit, par exemple

  • les points (8-9) relatif à la Cour constitutionnelle et au processus législatif
  • le point (15) relatif à une loi (révisée en 2013) qui a eu pour conséquence une mise à la pension anticipée de certains juges en fin de carrière
  • le point (19) relatif à une meilleure indépendance du ministère public
  • les points (25-26) relatifs au besoin de plus de contrôle judiciaire dans les dispositions de surveillance liées à la lutte anti-terroriste.
  • le point (73) relatifs à une restriction trop sévère du droit de grève qui permet au gouvernement d’autoriser ou non une grève.

Il ressort de sa lecture le sentiment que l’auteure n’a pas cherché à établir la vérité mais a donné libre court à ses biais idéologiques. 

Conclusions générales

Il est paradoxal que ce soit au nom de la liberté, de la tolérance, de la démocratie, du pluralisme, de la non-discrimination et de la justice que l’Union européenne ait organisé une telle parodie de « contrôle démocratique ». Au nom de la démocratie, on a condamné dans l’enceinte du PE un État membre dont les citoyens élisent et réélisent un gouvernement dont ils semblent satisfaits, mais dont la politique déplait fortement aux États de l’ouest. Au nom de la justice, mais sur base d’un rapport fallacieux,  on a insulté et discriminé un peuple européen. Au nom du pluralisme, la gauche parlementaire qui se dit « progressiste » a jeté l’opprobre sur un pays majoritairement conservateur, avec une rhétorique digne de Saint-Just tellement inhabituelle qu’elle a tétanisé le camp conservateur et obscurci l’esprit des libéraux.

Aujourd’hui, trois mois ont passé depuis le vote du PE. Comme attendu, la procédure basée sur l’article 7 du TUE s’est enlisée. Il est raisonnable de penser qu’elle n’aboutira à rien.

Nous serions cependant inconscients de minimiser la portée de cette aventure pour l’UE. L’affaire a pris l’allure d’un procès organisé par le PE, dans lequel une procureure désignée, Mme Sargentini, a plaidé à charge contre un État membre de l’Union sans que celui-ci ne puisse se défendre. Pour ne rien arranger, le dossier de Mme Sargentini, fallacieux comme montré ci-dessus, a été monté avec le concours de fonctionnaires membres d’organisations internationales non mandatés dans ce but et d’organisations non-gouvernementales militantes. Le PE n’étant pas une cour de justice, ces témoignages n’ont pas été vérifiés par une enquête et les parjures ne seront pas punis.

L’UE s’est laissée emporter dans une mystification qui porte une atteinte grave à la démocratie et à l’État de droit. Bien que le danger semble écarté, un des États membres (entité juridiquement responsable devant sa loi nationale et la loi internationale) court encore le risque de se voir retirer des droits fondamentaux sans passer par une cour de justice et sur la base de témoignages collectés sans procédure qui en garantisse la fiabilité. 

Sur le plan politique, une césure très nette et très profonde s’est dessinée en Europe entre les vieilles démocraties d’Europe de l’ouest et les démocraties nouvelles de l’est sorties de la domination impérialiste soviétique. Ces dernières évoluent, se modernisent et leurs citoyens jouissent de leur liberté. Bien que rentrés récemment dans l’UE, il n’entendent pas faire de concessions sur des questions aussi sensibles que la souveraineté nationale et l’expression pleine de leurs spécificités culturelles, religieuses et identitaires.

Le socialisme internationaliste prôné par les social-démocraties ouest-européennes en déclin n’est pas à leur agenda. Cette différence de vision des relations internationales s’est encore cristallisée tout récemment : alors que l’Europe de l’ouest appelait à signer le Pacte de Marrakech sur les migrations, les pays d’Europe de l’est se sont majoritairement prononcés contre le pacte. Non parce qu’ils sont « racistes », « xénophobes », « nationalistes » ou « anti-libéraux » mais parce qu’ils sont en désaccord de principe avec la forme d’ordre international dont ce document est l’émanation. La question de l’ordre international qui s’établira dans ce siècle sera sans le moindre doute un facteur de division au sein de l’UE.

L’art d’avoir toujours raison

Dans un style clair, léger et souvent sarcastique, Schopenhauer décortique l’art de la controverse, c’est-à-dire l’art de gagner un débat sans tenir compte de la véracité objective de ce que l’on cherche à démontrer, art qu’il nomme la « dialectique éristique ».

L’art d’avoir toujours raison du philosophe Arthur Schopenhauer est une œuvre qui sort de l’ordinaire par sa brièveté et sa curiosité. Dans l’édition Librio, elle est suivie de deux autres textes : La Lecture et les livres et Penseurs personnels. L’ensemble fait septante-quatre pages, L’art d’avoir toujours raison à peine quarante-quatre.

Dans un style clair, léger et souvent sarcastique, Schopenhauer décortique l’art de la controverse, c’est-à-dire l’art de gagner un débat sans tenir compte de la véracité objective de ce que l’on cherche à démontrer, art qu’il nomme la « dialectique éristique ».

Le texte commence par une savoureuse description de ce qu’est précisément une controverse et de la place inévitable de la vanité et de la mauvaise foi dans cet exercice :

La dialectique éristique est l’art de mener un débat de manière à avoir toujours raison, donc quels qu’en soient les moyens (per fas et nefas). Il arrive en effet qu’on ait objectivement raison, tout en ayant tort aux yeux de son auditoire, parfois même à ses propres yeux, et ce lorsque l’adversaire réfute la preuve que j’avance, et que cette réfutation porte sur la proposition elle-même, qui pourtant admettrait d’autres preuves — auquel cas la réciproque s’applique à l’adversaire : il a raison, et ce en ayant objectivement tort. La vérité objective d’une thèse et sa validité aux yeux des disputants et de l’auditoire sont deux choses bien distinctes. C’est sur cette dernière que porte la dialectique.

À quoi cela est-il dû? À la nature mauvaise du genre humain. Si ce n’était pas le cas, si nous étions fondamentalement honnêtes, alors tout débat partirait simplement du principe qu’il faut rechercher la vérité, sans se préoccuper de savoir si elle se conforme à l’opinion que nous avions initialement formulée, ou à celle de l’autre : la question n’aurait aucune espèce d’importance, ou du moins serait tout à fait secondaire. Mais en l’occurrence, c’est primordial. Notre vanité innée, particulièrement susceptible en matière de facultés intellectuelles, n’accepte pas que notre raisonnement se révèle faux, et celui de l’adversaire recevable. Pour ce faire, chacun devrait tâcher de ne rien émettre que des jugements justes, et donc de réfléchir avant de parler. Mais chez la plupart des hommes, la vanité va de pair avec un goût pour la palabre et une mauvaise foi tout aussi innée : ils parlent sans avoir eu le temps de réfléchir, et même s’ils constatent par la suite que ce qu’ils affirment est faux et qu’ils ont tort, ils s’efforcent de laisser paraître le contraire. Leur intérêt pour la vérité, qui la plupart du temps constitue pourtant l’unique motif qui les pousse à défendre la thèse qu’ils pensent vraie, s’efface alors complètement devant les intérêts de leur vanité : le vrai doit paraître faux, et le faux vrai.

Il existe toutefois une excuse à cette mauvaise foi qui nous conduit à camper sur une position qui nous paraît pourtant erronée : souvent, nous sommes d’abord fermement convaincus de la vérité de ce que nous affirmons, mais voilà que l’argument adverse semble la faire vaciller ; et si nous renonçons alors, nous découvrons souvent après coup que nous avions bien raison. Notre preuve était erronée ; mais il existait une preuve recevable pour étayer notre thèse : l’argument providentiel ne nous était pas venu à l’esprit en temps voulu. Ainsi se forme en nous la maxime selon laquelle nous continuons à débattre d’un contre-argument quand bien même il nous paraîtrait juste et pertinent, croyant que sa validité n’est qu’illusoire, et qu’au cours du débat nous viendra un argument permettant de le contrer ou d’entériner notre vérité d’une façon ou d’une autre. Aussi sommes-nous sinon contraints du moins incités à la mauvaise foi dans le débat, de telle sorte que les faiblesses de notre entendement se trouvent soutenues par la nature corruptrice de notre volonté, et vice versa. Si bien qu’en règle générale, on ne se battra pas pour défendre la vérité, mais pour défendre sa propre thèse, comme s’il s’agissait de son bien le plus précieux ; et pour ce faire, tous les moyens sont bons, puisque comme nous venons de le montrer, il est parfois impossible de faire autrement.

 

Selon Schopenhauer, nous avons tous — la plupart du temps tout à fait inconsciemment — assimilé un nombre plus ou moins grand de techniques argumentatives qui nous permettent de nous sortir des mauvais pas de l’adversaire et de lui jouer nous-mêmes des tours pendables, indépendamment de la véracité de notre thèse ou de la sienne.

Quand on débat, la logique pure n’a souvent qu’un faible pouvoir de persuasion car il faut beaucoup de temps pour examiner la véracité d’un raisonnement logique et la cohérence des conclusions. Nous serions bien sots de nous reposer entièrement sur elle, alors que la dialectique nous offre un arsenal de procédés permettant de contrer les arguments de l’adversaire et imposer notre vérité. Schopenhauer dénombre trente-huit stratagèmes dialectiques (dont certains avaient déjà été identifiés par Aristote).  En voici un parmi d’autres :

Stratagème 19

Si l’adversaire nous met au défi de contrer un certain point de son raisonnement, mais qu’on n’a rien de valable à proposer, on généralisera le propos pour lancer la contre-argumentation. L’adversaire veut que nous expliquions pourquoi on ne peut accorder de crédit à telle hypothèse physique : on invoquera la faillibilité de la connaissance humaine, qu’on illustrera d’un tas d’exemples.

 

Que le lecteur ne se fasse pas d’illusions. Il ne sortira pas plus fin bretteur de cette lecture. Je suis porté à croire que c’est pour anticiper cette déception que l’éditeur a trouvé judicieux d’inclure deux autres textes de Schopenhauer à la suite de L’art d’avoir toujours raison. Le philosophe y  insiste sur la différence entre un esprit érudit et un esprit capable de penser par lui-même. En effet, lire beaucoup, prendre l’habitude de suivre des pensées étrangères, peut paralyser nos facultés intellectuelles. Rien ne remplace l’exercice de sa propre pensée. Si nous transposons cela au domaine de la controverse, nous disons : rien ne remplace l’exercice du débat lui-même.

Aussi, quand nos amis vous reprochent un goût trop prononcé pour les controverses publiques, n’hésitons pas à leur rétorquer que cette gymnastique dialectique aide notre esprit à entretenir son agilité de la même manière que l’effort physique entretient la santé.

Capitalisme et liberté

Il est des livres que l’on lit par hasard et d’autres par nécessité. Capitalisme et liberté de Milton Friedman est de ceux que l’on doit lire — que l’on soit libéral ou non. Certaines idées développées dans Capitalisme et liberté ne vont pas de soi, même pour un libéral. Si la pensée de Friedman n’était pas si originale et déstabilisante, il ne se serait pas imposé parmi les grands penseurs du libéralisme. Par ces temps peu libéraux, Capitalisme et liberté est un livre à lire ou à relire . . .

Il est des livres que l’on lit par hasard et d’autres par nécessité. Capitalisme et liberté de Milton Friedman est de ceux que l’on doit lire — que l’on soit libéral ou non. Certaines idées développées dans Capitalisme et liberté ne vont pas de soi, même pour un libéral. Si la pensée de Friedman n’était pas si originale et déstabilisante, il ne se serait pas imposé parmi les grands penseurs du libéralisme. Par ces temps peu libéraux, Capitalisme et liberté est un livre à lire ou à relire.

On dit que Friedman était un grand vulgarisateur. C’est sans doute vrai, mais Capitalisme et liberté n’est pas un livre superficiel. Friedman va au fond des choses en s’appuyant sur une multitude d’exemples contemporains ou historiques (l’organisation de l’enseignement, les patentes médicales, les politiques monétaires des États-Unis, etc) pour illustrer un petit nombre d’idées directrices. Le général se dégage du particulier.

Quelles sont ces idées ? Les voici :

  1. L’État est nécessaire parce que les hommes ne sont pas toujours honnêtes ni rationnels. « Quelque séduisante, comme philosophie, que puisse être l’anarchie, elle n’est pas réalisable dans un monde d’hommes imparfaits, » nous dit Friedman.
  2. L’État remplit deux rôles :
    • Il édicte les règles qui permettent notre coexistence et il les fait respecter. Cela inclut d’assurer le respect des contrats privés passés par les individus et d’empêcher toute coercition entre individus.
    • Il prend des décisions sur des matières irréductiblement indivisibles pour lesquelles il n’est pas possible de laisser aux individus la liberté de choisir pour eux-mêmes. Comme le dit Friedman, « je ne peux, par exemple, avoir la quantité de défense nationale que je veux, tandis que vous en auriez une quantité différente. » L’existence de ces matières indivisibles nécessitent de « discuter, débattre et voter ; mais une fois la décision prise, nous devons nous y conformer. » C’est ce que Friedman appelle « employer des moyens politiques ».
  3. Pour les autres matières, Friedman avance que les individus doivent pouvoir acquérir pour eux-mêmes tous les biens et les services qu’ils désirent et fournir eux-mêmes tous les biens et services qu’ils sont capables d’offrir par la conclusion de contrats privés. L’existence d’un marché libre est selon Friedman ce qui élimine les tensions sociales en permettant à chacun d’obtenir ce qu’il désire sans imposer sa volonté à son prochain, c’est à dire d’atteindre « l’unanimité sans uniformité ».

Dans sa préface à l’édition de Capitalisme et Liberté que je possède (Champs essais, 2016, traduction de l’anglais par A. M. Charno), Gaspard Koenig qualifie à juste titre Milton Friedman de philosophe des contrats sociaux. Qu’on ne se méprenne pas sur ce clin d’œil malicieux à Rousseau : le pluriel est de mise. En effet, chez Friedman ce sont les contrats privés entre individus qui sont centraux, par opposition au contrat social collectif de Rousseau.

Le marché libre est avant tout un système de représentation politique : il permet à toutes les volontés de s’exprimer de manière proportionnelle et d’être toutes satisfaites de la plus fine manière possible, l’offre et la demande se stimulant l’une l’autre. Comme le dit Friedman dans le Chapitre 1, le marché libre « réduit grandement le champ des questions auxquelles doivent être données des réponses politiques, et par là minimise la mesure dans laquelle il est nécessaire que les pouvoirs publics participent directement au jeu. »

La prise de décision politique est le contraire du marché. Si le gouvernement décide que seules les cravates rouges doivent être vendues, ceux qui aiment les cravates bleus devront se conformer à cette décision mais seront frustrés. Tout emploi de moyens politiques tend à faire violence à la cohésion sociale. En remplaçant la question de la couleur des cravates par une des questions suivantes : usage des drogues, avortement, port du voile islamique, euthanasie, . . . on ressent beaucoup mieux l’importance et l’actualité de la réflexion de Friedman :

Chaque extension du champ de questions sur lequel on cherche un accord explicite détend un peu plus les fils délicats qui assurent la cohésion sociale. Et si l’on va si loin que l’on aborde des questions au sujet desquelles les hommes ont des sentiments aussi profonds que différents, on risque fort de faire éclater la société. Il est rare que l’on puisse (si jamais on le peut) résoudre par le recours aux urnes des différents fondamentaux quant aux valeurs essentielles ; en dernière analyse, on ne peut en décider que par le conflit, sans d’ailleurs aboutir à une solution. Les guerres religieuses et civiles qu’a connues l’histoire attestent de façon sanglante la vérité de ce propos.

La question du port du voile islamique n’est évidement pas abordée dans Capitalisme et liberté, livre écrit en 1962. Elle illustre pourtant parfaitement le dilemme que nous présente Friedman. Devons-nous légiférer au risque de provoquer de lourdes tensions sociales ou adopter le laisser-faire en renvoyant cette question au marché libre ? Si l’on renvoie la question du voile islamique au marché, personne ne pourra reprocher à une femme de porter un voile islamique, mais symétriquement personne ne pourra non plus reprocher à un employeur de ne pas l’employer pour cette raison ou à un établissement d’enseignement de ne pas l’admettre. Sur le marché libre, tous les contrats et toutes les associations sont volontaires et sans coercition. L’État ne peut forcer personne à entrer en relation avec une autre personne contre son gré. Le rôle de l’État se borne, dans ce contexte, à assurer la bonne exécution des contrats passés entre personnes consentantes.[1]

Dans Capitalisme et liberté, Friedman ne prétend pas que toutes les questions sociales ou économiques doivent nécessairement ressortir du marché libre. Mais il nous suggère, au moyen de nombreux exemples et de raisonnements qui se succèdent du Chapitre 3 (Le contrôle de la monnaie) au Chapitre 11 (L’aide aux économiquement faibles), que la grande majorité des questions traitées par la législation pourraient l’être de manière moins coûteuse et plus efficace par le marché libre. Sa méthode consiste tantôt à montrer comment des politiques publiques passées ont dégradé les situations qu’elles étaient sensées résoudre, tantôt à instiller dans l’esprit du lecteur un doute raisonnable concernant l’efficacité ou l’utilité des politiques publiques contemporaines.

Capitalisme et liberté nous donne aussi quelques clés pour entrevoir quelles questions devraient être laissées au marché libre et quelles autres pourraient bien nécessiter l’emploi de moyens politiques.

L’existence de monopoles techniques de fait (pensons à Google, par exemple) prive les individus d’un libre choix parmi des services de qualité comparable. Ce type de situation peut nécessiter l’emploi de moyens politiques pour briser le monopole (lois anti-trust américaines) ou pour le réglementer afin de protéger les individus contre des abus dont ils pourraient être les victimes à cause de ce manque de choix.

Une autre situation très courante où l’emploi de moyens politiques peut se justifier est la présence d’effets de voisinage dans l’exercice d’une activité économique. Ces effets se manifestent chaque fois qu’une activité économique ne se conforme pas à l’idée que l’on se fait d’un marché libre composé d’individus libres achetant et vendant des services et des biens de façon indépendante et sans influence les uns sur les autres. Ces effets de voisinage se produisent entre autres lorsque (i) il est difficile d’identifier l’usager d’un service et le faire payer (par exemple, il est économiquement inefficace de confier la gestion de toutes les routes municipales à une multitude d’acteurs privés et chercher à faire payer chaque usager pour chaque tronçon de route qu’il utilise) ou lorsque (ii) l’échange économique ne se fait pas sur une base consentie (par exemple, si un industriel pollue une rivière, il force l’échange d’une eau saine par une eau de mauvaise qualité à tous les habitants et industries en aval, sans même parler des autres dégâts à l’environnement qui en découlent). Les effets de voisinage peuvent justifier la collectivisation de certains services et la réglementation (voire l’interdiction) de certaines activités par des moyens politiques.

Les effets de voisinages se rencontrent très souvent à des degrés divers et servent souvent à justifier des politiques collectivistes, même lorsque cela n’est pas strictement nécessaire. Milton Friedman nous invite à la prudence face à l’invocation d’effets de voisinage car souvent le marché libre reste la meilleure organisation, même quand elle est imparfaite.

Revenons à la question du port du voile islamique. Bien qu’une femme musulmane puisse choisir librement de porter le voile, la multiplication de cette pratique vestimentaire peut donner le sentiment à toutes les femmes musulmanes qu’elles devraient le porter si elles veulent être reconnues comme telles. C’est que le voile islamique est d’abord et avant tout un marqueur identitaire. Les familles l’imposent aux filles mineures, les frères suggèrent aux sœurs de le porter et les fils aux mères.

Peut-on y voir un effet de voisinage et une atteinte à la liberté ? Dans une certaine mesure oui car des femmes musulmanes qui n’ont pas le désir de cacher leurs cheveux vont, sous l’effet de la pression communautaire, se trouver forcées d’acheter et porter des foulards dont elles n’ont pas envie, accentuant encore plus la pression communautaire sur celles qui n’en portent pas. On est face à une situation où le choix de certaines femmes de porter un voile a pour conséquence de réduire la liberté d’autres femmes de ne pas le porter par l’entremise d’un système actif de pression sociale. Il en va de même de toute l’industrie de la « mode musulmane » et de la certification halal. Par contre, il n’en va pas de même de la finance islamique car cette activité économique est nettement moins publique et donc moins sujette à des effets de voisinage par pression sociale.

La discussion qui précède illustre bien comment des effets de voisinage par pression communautaire brident la liberté individuelle (de s’habiller comme on l’entend, de manger ce que l’on désire) et faussent le marché libre.

Au temps de la rédaction de Capitalisme et liberté, ce type d’effets de voisinage était marginal. Milton Friedman n’y fait d’ailleurs aucune allusion. Aujourd’hui, il est une cause si importante d’instabilité et de mécontentement social qu’on lui a donné un nom : communautarisme.

Le génie de Friedman est d’avoir vu que tous les effets de voisinage déstabilisent une société libre car ils ne peuvent être bien gérés ni par le marché ni pas les moyens politiques. Parfois la législation peut les résoudre, mais souvent l’intervention de l’État est encore plus inefficace que le laisser-faire. Chaque cas de ce type requiert un examen contradictoire parce que, trop souvent, l’homme a tendance à présumer que la puissance publique est la solution à toutes les situations conflictuelles et imperfections du marché libre. Or rien n’est plus conflictuel qu’une solution politique uniforme imposée et rien n’est plus stabilisateur que des contrats privés passés entre individus consentants sur un marché économique et social libre.

Le mérite de Capitalisme et liberté est de nous faire douter de ce que nous pourrions tenir pour évident du fait de notre éducation, de nous faire réfléchir sur le fonctionnement de notre société au delà des apparentes évidences et donc faire de nous de meilleurs citoyens.


Notes et références


[1] On pourrait objecter que la solution du marché et des contrats privés n’est pas aussi simple que décrite ci-dessus et que la liberté des employeurs pourrait bien être contrecarrée par l’existence de lois anti-discrimination. Milton Friedman traite en détail du sujet des discriminations dans le Chapitre 7 de Capitalisme et liberté. Il montre que dans un système capitaliste, c’est-à-dire alliant propriété privée et marché libre, les lois anti-discrimination sont à la fois nocives et inutiles. Le capitalisme privilégie l’efficacité économique et fait fi des caractéristiques non pertinentes des individus. « L’acheteur de pain ne sait pas si le pain a été fait avec du blé cultivé par un Blanc ou par un Noir, par un chrétien ou par un juif. En conséquence, le producteur de blé est en position d’utiliser ses ressources aussi efficacement que possible, sans se préoccuper de ce que peuvent être les attitudes de la communauté envers la couleur, la religion, etc., des gens qu’il embauche». L’employeur qui exprime une discrimination sans relation avec le travail à effectuer se pénalise lui-même en éliminant des employés potentiellement plus performants. Les lois anti-discrimination créent en réalité plus de problèmes qu’elles n’en résolvent.

Peut-on distinguer l’antisionisme de l’antisémitisme ?

Une personne, certainement bien intentionnée, me tenait récemment ce discours :

Pouvoir opérer une distinction franche et nette entre l’antisionisme (quel que soit le contenu qu’on puisse donner à ce vocable, et il y en a plusieurs) et l’antisémitisme (qui concerne tous les Juifs à travers le monde) devrait être vu comme une œuvre de salubrité publique dans le contexte des pays européens où se développe tout à la fois l’islamophobie et l’antisémitisme. La politique menée par le gouvernement israélien actuel devrait pouvoir être critiquée pour ce qu’elle représente en soi au détriment des Palestiniens. Entre autres en ce qui concerne la colonisation en Cisjordanie. Sans pour autant remettre en cause le droit d’Israël à des frontières sûres et reconnues. Sans admettre non plus des propos comme de « rejeter les Juifs à la mer ». Ici encore, l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme sert les ailes radicales des deux camps. Le souci des Européens – Juifs, ou non-Juifs – devrait être de se tenir à l’écart de cet amalgame en tant que « conflit importé » et source de tensions dommageables en Europe même.

J’aimerais y répondre de manière raisonnée.

En tout premier lieu, il convient de noter qu’on ne peut pas distinguer deux concepts — et encore moins opérer entre eux « une distinction franche et nette » — en faisant l’économie de définir l’un des deux. L’idée que l’antisionisme ne concernerait que les Israéliens alors que l’antisémitisme concernerait tous les Juifs est un sophisme pour plusieurs raisons.

La première raison est que le sionisme est, depuis l’exil vers Babylone, une aspiration juive à la fois religieuse (« L’an prochain à Jérusalem » chanté en conclusion du seder de Pessah depuis plus de 2000 ans) et laïque (à la suite des pogroms antisémites ayant eu lieu en Europe au XIXe siècle et bien-sûr la Shoah). Les événements de l’histoire récente, tels que l’expulsion des Juifs par les pays arabes après la création de l’État d’Israël, le sauvetage des Juifs éthiopiens (1984-1991) ou encore la vaste fuite des Juifs soviétiques vers Israël (à partir de la fin des années 1980), montrent que le peuple juif n’est pas séparable du sionisme et d’Israël.

La deuxième raison est que la moitié du peuple juif vit en Israël et que l’autre moitié est en très grande majorité sioniste dans le sens qu’elle soutient l’État d’Israël ou envisage d’y immigrer un jour.

La troisième raison, qui n’est pas étrangère à la deuxième, est que la plupart les Juifs qui vivent en diaspora ont de la famille proche en Israël. Les liens entre les Juifs de diaspora et les Israéliens sont donc des liens de sang, souvent du premier degré. Le peuple juif est un petit peuple : le nombre total de juifs dans le monde excède à peine la population de la Belgique.

Pour toutes ces raisons, les attaques contre le sionisme sont des attaques contre les Juifs. Je voudrais préciser ici que l’existence au sein du peuple juif d’une minuscule (mais très ronflante) minorité de Juifs antisionistes ne change pas cette analyse. Utiliser l’existence de cette minorité pour avancer l’idée que l’antisionisme n’est pas létal pour tous les Juifs est aussi aberrant que prétendre que s’attaquer au droit de la France à exister comme État souverain sur son territoire n’est pas anti-français, sous prétexte qu’il existe au sein de la nation française des anarchistes qui ne reconnaissent pas le bien fondé de l’État dont ils sont les citoyens.

Mon dernier propos sur la dangerosité de l’antisionisme pour les Juifs ne peut être compris sans définir le mot « antisionisme », c’est pourquoi je vais maintenant m’y atteler. Les « antisionistes » sont les moins enclins à vouloir lui donner une définition précise. Il est en effet très commode pour eux de naviguer entre « j’ai le droit de critiquer le gouvernement israélien » et « je demande que l’État d’Israël cesse d’exister » (avec toutes les conséquences génocidaires que cela impliquerait,  cf. l’expression « rejeter les Juifs à la mer »), en passant par « je demande qu’Israël retourne unilatéralement et sans condition aux lignes d’armistice de 1967 » (ce qui n’est pas compatible avec « des frontières sûres » pour Israël). Une chose est certaine : l’antisionisme est l’opposition au sionisme. Si chacun est libre de se proclamer antisioniste, il n’appartient pas aux antisionistes de choisir à leur guise le sens du mot sionisme. Le sionisme étant l’idéal d’établir, développer et protéger Israël comme seul et unique État du peuple juif, l’antisionisme se trouve donc être la mise en danger, la ruine économique et l’anéantissement de l’État juif comme objectif final.

Quand un antisioniste cherche à passer pour un modéré, il se retranche d’habitude derrière le phrase « j’ai le droit de critiquer le gouvernement israélien ». Or ce droit n’est absolument pas un combat politique puisqu’il relève de la liberté d’expression et est garanti par notre Constitution. Il n’est certainement pas entravé par le sionisme non plus. Si l’antisionisme était le droit de critiquer le gouvernement d’Israël, le sionisme devrait se définir comme l’opposition à toute critique du gouvernement d’Israël, ce que le sionisme n’est pas. La critique politique est pratiquée (souvent à outrance) par les juifs eux-mêmes, par les sionistes eux-mêmes.

La forme de discours qui est pratiquée habituellement par les antisionistes ne s’appelle pas une « critique». Elle consiste à mettre en cause Israël et le sionisme à toutes les  occasions possibles : une coupure d’eau ou d’électricité impactant les Arabes, un conflit de voisinage entre Arabes et Juifs, un tag raciste, des morts à Gaza, un arbitrage de justice défavorable à des Arabes. Très souvent, le discours antisioniste distord les faits pour rendre Israël plus détestable, d’office coupable, quand les « faits » ne sont pas tout simplement inventés. Le but des antisionistes est de parvenir par la calomnie et le dénigrement systématique de tout ce qui est israélien à installer dans les esprits des occidentaux l’idée que l’État juif est mauvais et doit disparaître.

À d’autres occasions, quand ils cherchent à faire croire qu’ils soutiennent la création d’un État arabe palestinien aux cotés d’Israël, les antisionistes proclament qu’ils demandent « qu’Israël retourne unilatéralement et sans condition aux lignes d’armistice de 1967 », comprenez la démarcation d’avant la guerre de 1967 lorsque la Jordanie occupait illégalement la Judée-Samarie. Malgré les apparences, cette idée est tout sauf pacifique. Elle est contraire au droit international et elle est contraire à la résolution 242 du Conseil de Sécurité (1967). Si Israël s’y pliait, ses frontières seraient difficiles à défendre. C’est évidement le but de la proposition en accord avec ce qu’est vraiment l’antisionisme.

Quel que soit le discours des antisionistes, leur but est toujours de s’opposer de toutes les manières possibles à l’État d’Israël, à sa prospérité, à la tranquillité de ses citoyens et si possible à son existence. Loin de favoriser un règlement du conflit arabo-israélien, les objectifs antisionistes sont l’éviction des Juifs de Palestine et l’effacement du principe inscrit dans la Déclaration Balfour.

La question à laquelle nous devons donc finalement répondre est celle de savoir si l’antisionisme est de l’antisémitisme ou une autre forme d’incitation à la haine contre les Juifs (je dis bien contre les Juifs et non contre les Israéliens pour les trois raisons exposées en début d’article).

On pourrait être tenté de répondre à cette question de façon savante en comparant la logique à l’œuvre dans l’antisionisme et dans l’antisémitisme ancien. On trouverait certainement des similarités mais aussi des différences. Parmi les similarités, je relève par exemple que les pays arabes ont développé à l’égard d’Israël un mélange d’admiration et de haine du fait que l’insupportable « entité sioniste » a remporté toutes les guerres menées pour l’exterminer et s’est magnifiquement développée sur les plans économique, social et intellectuel alors qu’eux-mêmes connaissent un marasme sur tous ces plans. Cette relation est aussi celle que cultiv(ai)ent les antisémites vis-à-vis des Juifs d’Europe. L’antisémitisme classique assigne les Juifs à une position d’infériorité qu’ils ne devraient jamais quitter. Lorsque des Juifs quittent cette condition, ont du succès dans la société, ils provoquent des frustrations, des médisances et des théories du complot que les antisémites répercutent sur tous les Juifs. Le Juif est haï parce qu’on fantasme qu’il possède ce dont on manque soi-même ou ce à quoi on n’a pas personnellement accès. L’antisémitisme se distingue des autres racismes par ce fait que l’antisémite méprise les Juifs pour leurs succès et non pour leurs échecs.

Il est aussi difficilement réfutable que l’antisémitisme classique chrétien et musulman a joué un rôle dans la genèse de l’antisionisme à l’époque du Mandat britannique pour la Palestine dans le refus absolu d’un foyer juif en Palestine (on ne parlait même pas encore d’État hébreu), dans les pogroms anti-juifs qui ont résulté de ce refus et dans les révoltes arabes. On ne peut non plus ignorer que ce refus a culminé par l’alliance du grand mufti de Jérusalem Mohammed Amin al-Husseini avec le Troisième Reich pour l’élimination physique des Juifs à la fois en Europe et en Palestine ni que l’on voit encore parfois le drapeau nazi surgir ça ou là dans les régions de peuplement arabe de Judée-Samarie et à Gaza.

Plus prosaïquement et en revenant au temps présent, on observe que l’antisionisme crée l’antisémitisme et que l’antisémitisme cause l’antisionisme. On ne peut combattre l’un sans combattre l’autre et il est même souvent difficile de séparé l’un de l’autre. Pourquoi Mireille Knoll a-t-elle été assassinée ? Antisémitisme ou antisionisme ? Au nom de quoi exactement Nemmouche a-t-il tué ? Et Merah ?

Au jour le jour, le constat est sans appel. Sur tous les campus universitaires américains et européens, il est devenu gênant voire dangereux d’afficher son soutien à Israël. Les étudiants juifs sont tenus de faire profil bas à cause de l’intimidation antisioniste. Des étudiants de l’UEJB ont été insultés à l’ULB, un local de l’UEJF a été saccagé en France. Sionistes ! Aux USA aussi, il y a des exemples à foison.  La jeunesse juive a déserté depuis longtemps les écoles publiques de Bruxelles à cause des insultes et des intimidations des enfants musulmans. Antisionisme ou antisémitisme ?

Pierre-André Taguieff constatait déjà en 2002 l’inséparabilité de l’antisémitisme (à cette époque) nouveau et de l’antisionisme dans son livre La Nouvelle judéophobie  :

Cette récente vague de judéophobie est inséparable d’un discours idéologique légitimatoire et mobilisateur dont la diffusion est planétaire, où l’on reconnaît certains héritages de mots et de thèmes provenant de diverses traditions antijuives, mais aussi de nouveaux motifs d’accusation, centrés sur « Israël » et le « sionisme », érigés en mythes répulsifs. […] C’est à travers une représentation du « sionisme » comme incarnation du mal absolu que s’est reconstituée une vision antijuive du monde dans la seconde moitié du XXe siècle. […] Les accusations de « volonté de domination » (ou de « conquête du monde ») et de « complot international » s’y trouvent recyclées. Non moins que la rumeur depuis longtemps stabilisée en stéréotype : « Les Juifs sont coupables », indéfiniment retraduite depuis près d’un demi-siècle en : « Les sionistes sont coupables », « Le sionisme est coupable », « Israël est coupable».

Sans être strictement égaux, antisionisme et antisémitisme sont inséparables et on ne peut prétendre lutter contre le second sans lutter contre le premier, encore moins en encourageant le premier.

La gauche, la droite et le peuplement israélien en Judée-Samarie

Il n’est pas simple de parler des implantations israéliennes en Judée-Samarie. De nombreux israéliens les considèrent parfaitement légitimes et de nombreux autres les considèrent comme illégitimes. Les discussions s’enveniment vite. En réalité, le clivage ne se superpose ni exactement au clivage gauche/droite ni au clivage entre les Juifs religieux et séculiers, mais porte sur l’interprétation du droit international et sur l’histoire. Par ailleurs, loin des manichéismes, parmi les Israéliens qui considèrent que les implantions sont légitimes, beaucoup seraient prêts à évacuer les moins peuplées et à échanger des territoires dans la perspective d’un accord de paix global et définitif avec les États arabes et les habitants arabes de Palestine, même si un tel accord semble aujourd’hui illusoire.

La question des implantations ne serait sans doute pas aussi conflictuelle pour les Juifs si Barack Obama — et, à sa suite, la plus grande partie de la communauté internationale y compris les alliés d’Israël — n’avait pas introduit en 2009 l’idée aussi farfelue qu’improductive selon laquelle les villages israéliens de Judée-Samarie et leurs habitants étaient des « obstacles à la paix ». Il exigea que plus aucune construction ne fût autorisée tant que la paix n’était pas conclue. Benyamin Netanyahou n’accepta pas cette condition et les négociations de paix ne progressèrent pas.

Le débat autour des implantations s’est alors polarisé et hystérisé. Pour certains dans notre petite communauté juive « être pour la paix » ne peut plus s’envisager qu’en étant contre Netanyahou, contre la droite, contre les religieux, contre les implantations, . . . et pour le retour du Parti travailliste (nouvellement rebaptisé Union sioniste) aux affaires. Et si vous n’êtes pas d’accord, si vous protestez, on aura vite fait de vous cataloguer comme « faucon d’extrême droite opposé à la paix ». La déraison atteint des sommets. En France et aux États-Unis, le même schisme entre Juifs de gauche et Juifs de droite se constate.

Dans mon précédent article, j’ai voulu tordre le cou à l’idée reçue selon laquelle la gauche israélienne se serait toujours opposée aux implantations et que la droite en soutiendrait l’expansion. J’ai appuyé mon argumentation sur les chiffres officiels du Bureau central israélien des statistiques (ICBS), les mêmes chiffres qu’utilisent l’organisation anti-implantations Peace Now. J’ai montré qu’on observe depuis longtemps une tendance à la modération de l’afflux de nouveaux résidents israéliens vers la Judée-Samarie. Cette modération se traduit par une diminution continue du taux de croissance annuel (en pourcent) de la population israélienne de Judée-Samarie depuis la fin des années 1980 ; elle transcende le clivage gauche-droite. Paradoxalement, c’est sous le présent gouvernement Netanyahou, composé de libéraux, de nationalistes et de religieux, que l’afflux d’Israéliens vers la Judée-Samarie a été le plus fortement jugulé, au point que le taux de croissance de la population israélienne de Judée-Samarie se réduit quasiment au taux de croissance naturel (les naissances moins les décès).

J’aimerais revenir sur cette étonnante observation en analysant les statistiques de population d’une manière plus approfondie que dans le précédent article. Le graphique suivant montre l’évolution de l’afflux annuel de population vers la Judée et la Samarie de 1994 à 2015. L’afflux annuel de population est défini comme la différence entre l’accroissement annuel observé et l’accroissement annuel naturel (les naissances moins les décès). Un gouvernement israélien désirant accélérer le peuplement juif en Judée-Samarie mènerait une politique visant à augmenter l’afflux. Un gouvernement désirant freiner ce peuplement jugulerait cet afflux autant que possible. Les chiffres nécessaires au calcul de l’afflux sont publiés sur le site du Bureau central israélien des statistiques ; ceux d’avant 1994 ne sont pas disponibles en ligne. Comme dans mon article précédent, les bâtonnets rouges représentent les années pendant lesquelles Israël a été gouverné par la gauche et les bâtonnets bleus celles pendant lesquelles le gouvernement fut de droite. Ici, j’ai aussi introduit des bâtonnets mauves pour les années 1996 et 1999 car, la passation de pouvoir ayant eu lieu en juin/juillet, elles sont véritablement à cheval sur deux législatures de « couleur » différente.


Afflux annuel de citoyens israéliens vers les territoires de Judée et Samarie (source: ICBS)

La première chose à noter est la forte diminution du flux de population vers la Judée-Samarie depuis que la droite israélienne est revenue au pouvoir en 2001. Entre 2001 et 2015, l’afflux de population moyen s’élevait à 4.128 personnes par an, alors qu’entre 1994 et 2001 il se situait à 6.082 personnes par an. Cette diminution coïncide avec l’occurrence de la seconde intifada (sept. 2000-2003), rendant périlleuse l’installation de nouvelles familles dans les territoires. On s’aveuglerait cependant à exagérer l’importance de cet effet car, malgré la fin des violences vers 2003 et l’amélioration de la sécurité et des infrastructures, les chiffres de l’afflux ne sont jamais remontés aux valeurs d’avant 2001, notamment lorsque la gauche était au pouvoir. Après une légère remontée quand Olmert succéda à Sharon en 2006, l’afflux ne fit que baisser (à l’exception de l’année 2012) atteignant des valeurs historiquement basses sous le gouvernement Netanyahou. En 2014, à peine 2.438 Israéliens se sont installés en Judée-Samarie.

La deuxième chose à noter est que l’intensité de l’afflux change lorsque le Premier ministre change, accréditant la thèse que l’afflux de population vers la Judée-Samarie n’est pas seulement gouverné par des circonstances exogènes, mais que le gouvernement d’Israël peut le tempérer ou l’accentuer dans une certaine mesure en fonction de sa politique. Ainsi, lorsque Netanyahou succéda à Pérès en 1996, l’afflux diminua et resta à une valeur plus basse pendant toute la durée de son mandat. Lorsque Barak succéda à Netanyahou en 1999, les chiffres de l’afflux explosèrent pour ensuite diminuer brusquement à cause du déclenchement de la seconde intifada et l’arrivée au pouvoir de Sharon. Le même phénomène se produisit quand Olmert succéda à Sharon en 2006. Cette observation est étonnante et il serait intéressant d’analyser par quel mécanisme les changements de gouvernement influencent l’afflux de population vers la Judée et la Samarie. Il semble cependant difficile de nier que l’effet existe.

Remarquons aussi que plus le gouvernement est de droite (Sharon et surtout Netanyahou), plus l’afflux de population vers la Judée-Samarie est jugulé. Plus le gouvernement penche à la gauche (Rabin, Pérès, Barak et dans une moindre mesure Olmert), plus les chiffres de l’afflux partent à la hausse. S’il existait un « parti de la colonisation », ce serait donc le Parti travailliste plutôt que le Likoud — nouveau paradoxe et non des moindres.

Naturel
Taux de naissances (bleu), de décès (rouge) et le taux d’accroissement naturel de la population de Judée-Samarie (noir) entre 1994 et 2015.

Globalement, malgré les fluctuations que j’ai décrites, l’afflux de population vers la Judée et la Samarie a diminué depuis 1994. Avant cette date, l’afflux était encore plus élevé. Les statistiques de l’ICBS qui sont en ligne ne permettent pas de le calculer rigoureusement, mais une évaluation raisonnable est possible parce que le taux de croissance naturel de la population israélienne en Judée-Samarie varie peu. Le graphique ci-dessus démontre cette constance. Entre 1994 et 2015, ni le taux de naissances (courbe bleu) ni le taux de décès (courbe rouge) n’ont changé significativement. Le taux de croissance naturel de la population (courbe noire), qui n’est autre que la différence entre les deux courbes précédentes,  n’a que légèrement fluctué autour de la valeur moyenne de 3,3%. En utilisant les chiffres de la population israélienne en Judée-Samarie que j’ai présentés dans mon article précédent et supposant un taux de croissance naturelle constant de 3,3%, on peut évaluer que l’afflux de population vers les territoires se situait aux alentours de 6000-9000 personnes par an entre 1990 et 1994. Extrapolant encore plus loin dans le temps — ce qui est un peu plus hasardeux — on voit que l’afflux de population dans les années 1970 devait être proche de ce qu’il est actuellement sous le gouvernement Netanyahou malgré que la population israélienne fut significativement moindre à cette époque. Le gouvernement Netanyahou actuel est donc bien celui qui restreint le plus l’accroissement absolu de population en Judée-Samarie depuis au moins 25 ans . . . et peut-être même depuis les années 1970.

Plutôt que de s’intéresser au flux de peuplement, la plupart des contempteurs d’Israël commettent l’erreur de ne prendre en considération que le nombre total d’Israéliens résidant en Judée et en Samarie. Ils s’indignent que ce nombre augmente et poussent des cris quand Israël autorise la construction de nouveaux logements. Même si le gouvernement d’Israël — dans un mouvement d’autoritarisme inédit — prenait la décision d’interdire soudainement tout afflux vers la Judée-Samarie, la population de celle-ci ne cesserait évidement pas de croître à un rythme proche de celui d’aujourd’hui et de nouveaux logements seraient de toute manière nécessaires. Qu’inventeraient-ils alors pour vilipender Israël ? Des maisons, des appartements, des hôpitaux, etc. ne sont pas des « obstacles à la paix », surtout lorsqu’ils sont construits — comme dans la grande majorité des cas ! — dans les grands blocs de peuplement qui, dans toutes les configurations de paix envisageables, reviendraient à l’État hébreu. Pour favoriser l’avènement d’une paix en Palestine, il conviendrait d’abord que l’Occident et les alliés d’Israël cessent de reprendre à leur compte la rhétorique saugrenue sur le « danger » des constructions en Judée-Samarie et défendent l’État hébreu dans la guerre d’usure diplomatique que l’OLP et ses soutiens mènent contre lui à l’ONU. Les obstacles à la paix sont nombreux, mais ils ne sont pas faits de briques.

Les chiffres de la population israélienne de Judée-Samarie

Mis à jour le 8 août 2017

Parmi les points de discorde entre Israéliens et Arabes palestiniens, la question des implantations juives en Judée-Samarie est certainement la plus émotionnelle. D’un coté, elles symbolisent le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale, une terre qui fut reconnue comme partie du foyer national juif par la Déclaration Balfour et vers laquelle l’immigration fut encouragée par le Mandat britannique pour la Palestine. D’un autre côté, les implantations juives sont perçues par l’OLP comme une intrusion sur le territoire qu’elle réclame pour y fonder un nouvel État arabe indépendant dans la perspective d’une paix à deux États. Lorsque Barack Obama devint Président des États-Unis, il adopta une attitude controversée envers les implantations israéliennes, alignée sur l’affirmation de l’OLP que « les implantations sont un obstacle à la paix ». Il encouragea l’OLP à exiger qu’Israël stoppât tout type de construction en Judée et Samarie comme préalable à des négociations de paix. Lui-même demanda un arrêt total des constructions.

Cette politique plaça Benyamin Netanyahou devant un dilemme : soit (i) il acceptait l’arrêt total des constructions et plaçait les citoyens israéliens de Judée et Samarie dans la situation intenable de ne pas pouvoir construire, pendant un temps imprévisiblement long, les infrastructures de logement demandées par la croissance naturelle de leur population, soit (ii) il rejetait la demande et prenait le risque qu’Israël apparût comme le camp qui refusait de négocier la paix. Malgré plusieurs tentatives de Netanyahu d’obtenir un compromis réaliste basé sur un gel temporaire des constructions, aucune négociation sérieuse ne fut jamais entamée sous l’administration Obama. Huit années ont été perdues en vain à cause de cette politique. La paix avec les Arabes palestiniens semble plus éloignée que jamais.

Une partie importante de la gauche israélienne chercha à tirer un profit politique du manque de progrès diplomatique pour déstabiliser Netanyahu en l’accusant, lui et son gouvernement, d’être plus dévoués aux habitants israéliens de Judée-Samarie qu’à la paix avec les Arabes palestiniens, comme si le soucis des premiers empêchait de rechercher une paix durable avec les seconds. En réalité, depuis les Accords d’Oslo, la gauche israélienne monopolise la parole et essaye de se positionner comme l’unique « camp de la paix ». Dans sa communication, elle dépeint la droite israélienne comme opposée à la paix, soutenant toutes les initiatives en faveur des implantations israéliennes en Judée et Samarie et en faveur de l’annexion pure et simple de la région. Outre que cette description constitue une déformation grossière et sans nuance des courants qui traversent la droite israélienne, la répétition de tels mensonges inflige des dégâts sévères à la réputation internationale d’Israël. De plus, cette narration passe hypocritement sous silence le fait que les premiers villages israéliens post-1967 construits au delà de la ligne d’armistice — Kiryat Arba (1972), Ma’ale Adumim (1975), Elkana (1977) — furent autorisés par la gauche israélienne pendant la décennie 1967-1977 et que jamais un gouvernement de gauche ne limita le repeuplement[1] juif de la Judée et de la Samarie d’une manière plus forte que ne le fit un gouvernement de droite. Voyons ceci en chiffres.

Le graphique ci-dessous montre l’évolution de la population israélienne en Judée-Samarie de 1972 à 2015. Les chiffres proviennent l’organisation militante anti-implantations Peace Now qui les a collectés auprès du Bureau central israélien des statistiques (ICBS) et publiés sur son site internet.[2] Sur le graphique, les bâtonnets bleus correspondent aux années où la droite israélienne fut au pouvoir, les bâtonnets rouges à celles où la gauche fut au pouvoir. Comme le montre le graphique, la gauche israélienne autorisa les mêmes accroissements de population que la droite. Elle ne restreignit pas plus le transfert de population vers la Judée et la Samarie que ne le fit la droite, même au temps où le Premier ministre Rabin négociait les Accords d’Oslo. Sur la base de ces chiffres, la gauche israélienne n’a aucune légitimité pour se prévaloir d’un narratif anti-implantations. Il n’y a aucune différence entre la gauche et la droite de ce point de vue-là. Depuis 1985, la population israélienne vivant en Judée-Samarie augmente à un rythme constant d’environ 11.300 âmes par an.

Population israélienne en Judée-Samarie
Évolution de la population israélienne de Judée-Samarie et de son taux d’accroissement annuel entre 1972 et 2015 (source: ICBS)

Sur la base des mêmes données démographiques, certains prétendent que la droite israélienne poursuit une politique favorisant l’implantation d’un grand nombre d’Israéliens en Judée et Samarie. Un tel discours est typique des ONG de gauche comme B’Tselem, J Street/J Call ou Peace Now. Leur argument principal est que le nombre d’Israéliens vivant en Judée et Samarie a presque doublé depuis que la droite israélienne est revenue au pouvoir en 2001. Les chiffres sont justes, mais les conclusions trompeuses. Une analyse correcte demande plus de finesse. En particulier, l’idée que la droite a favorisé le flux de population vers la Judée-Samarie est fausse.

Il convient d’abord de constater que depuis la fin des années 1980, la population croît quasi-linéairement. Si le taux d’accroissement annuel de la population (exprimé en pourcents par année) avait été constant, la population eut crû de manière exponentielle. La croissance de la population fut linéaire parce que le taux de croissance n’a fait que diminuer pendant toutes ces années. Ce taux est représenté sur le graphique par la ligne de couleur bronze. Alors qu’il culminait à des valeurs de l’ordre de +30% par an avant l’entrée en fonction du second gouvernement Shamir (octobre 1986), ce taux n’a fait que baisser depuis cette époque. En 2015, il atteignait la valeur de +3,9% par an alors qu’il était de +13,7% par an en 1986. Paradoxalement, alors que la gauche israélienne et les ONG anti-implantations l’accuse d’accentuer le repeuplement juif en Judée-Samarie, le gouvernement Netanyahou est celui qui — depuis la Guerre des Six Jours ! — a le plus réduit l’afflux de nouvelles familles juives en Judée-Samarie, limitant presque l’accroissement annuel de population à sa composante irréductible : l’accroissement naturel dû aux nouvelles naissances, comme nous allons le voir ci-dessous. À titre de comparaison, sous les gouvernements de Rabin et Barak, le taux d’accroissement annuel de la population était d’environ 9,0% et 7,3% respectivement, des chiffres bien plus élevés que la croissance naturelle de la population de Judée-Samarie et témoignant d’une composante de peuplement très significative.

Selon le Bureau central israélien des statistiques (chiffres de 2013), chaque année, la population israélienne augmente de 2,1% par le fait des naissances et diminue de 0,5% par le fait des décès. Il en résulte un accroissement annuel net de population de 1,6% (en tenant compte de l’aliyah, ce taux monte à 1,9%). Selon les mêmes statistiques, 12.129 naissances ont été enregistrées dans les localités israéliennes de Judée-Samarie en 2013. Rapporté à une population totale de 356.500 personnes (en 2013), cela correspond à un taux de naissances de 3,4%. Ce taux — très supérieur au taux de naissances moyen israélien — s’explique par une plus grande proportion de familles très religieuses en Judée-Samarie comparé au reste du pays (par exemple, les foyers ultra-orthodoxes ont tendance à avoir plus d’enfants que la moyenne israélienne dans un rapport de 6,9 à 3). Le taux annuel de décès en Judée-Samarie est aussi plus faible que celui de la moyenne nationale (à cause de la jeunesse de cette population, elle-même liée au taux élevé de naissances) ; il vaut 0,15% (chiffres de 2013). On peut donc calculer que l’accroissement naturel net de la population de la Judée-Samarie est de +3,25% par an.

Depuis que Benyamin Netanyahou succéda à Ehud Olmert, le taux d’accroissement annuel de la population israélienne en Judée-Samarie a décru de 5,3% (en 2009) à 3,9% (en 2015). Sous aucun autre gouvernement, il ne fut aussi proche de l’accroissement naturel de la population installée. Les nouvelles installations de résidents israéliens en Judée-Samarie ne représentaient en 2015 que 0,65% de la population totale, soit 2.500 personnes — seulement 16,4% de l’accroissement annuel de la population. À titre de comparaison, les nouvelles installations dépassaient 8.000 personnes par an à l’époque de Rabin (1992) et représentaient environ 70% de l’accroissement de population annuel en Judée-Samarie.

Lorsqu’il est question d’implantations juives, il est important de faire la différence entre (i) les politiques favorisant un plus grand afflux de population vers la Judée et la Samarie (politiques pro-implantation) et (ii) celles destinées à améliorer les conditions de vie des personnes installées là-bas, comme permettre la construction de nouvelles maisons, écoles, hôpitaux, etc. dans les villages existants (politiques pro-résidents). Depuis les années 1980, tous les gouvernements — de gauche comme de droite — se sont engagés dans la réduction de l’afflux de population vers la Judée et la Samarie. Aucun n’y a cependant mis un terme. La diminution fut continue et le gouvernement Netanyahou, souvent qualifié de « pro-implantation » par l’opposition, est celui qui a le plus drastiquement limité l’implantation de nouvelles familles juives en Judée et Samarie. On peut qualifier le gouvernement Netanyahou de pro-résidents, mais certainement pas de pro-implantation.[3]



[1] Les Juifs furent chassés des territoires palestiniens conquis par la Jordanie en 1948. Ils y étaient nombreux, notamment à Jérusalem qui comptait déjà 8% de Juifs en 1882 et dont la population juive n’a fait qu’augmenter au fil des ans pour atteindre le chiffre de 100.000 Juifs, soit 49% de la population de la ville en 1946. La communauté juive d’Hébron était l’une des plus anciennes de Palestine (voir le massacre d’Hébron, 1929).  Le Mandat Britannique encourageait les Juifs à s’installer de plein droit sur tout le territoire s’étendant de la mer au Jourdain et y acquérir des terres agricoles. En 1945, des propriétaires juifs possédaient de nombreux terrains dans Jérusalem ainsi qu’au nord, au sud, à l’est et à l’ouest de celle-ci (voir la carte ci-dessous). Entre le sud de Jéricho et la Mer Morte, une grande étendue de terres avait été concédée par le gouvernement britannique à l’industriel juif Moshe Novomeysky pour l’extraction de la potasse de la Mer Morte. Il y avait dans cette région de grandes installations industrielles privées. Le kibboutz de Kyala a été créé en 1929 pour accueillir les travailleurs juifs.

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Cartes des possessions foncières juives en Palestine à la date du 31 mars 1945 (source : Hadawi, Sami. Palestine Arab Refugee Office, 1949, Library of Congress Geography and Map Division Washington, D.C. 20540-4650 dcu)


[2] Les archives du Bureau central israélien des statistiques sont consultables en hébreu; certaines publications sont disponibles en anglais ou sont bilingues. Les données de population remontant jusqu’en 1994 peuvent être consultées ici. J’ai personnellement vérifié ces chiffres. Ils concordent avec ceux publiés par Peace Now, soit rigoureusement, soit à moins de 5% près.


[3] Il y a quelques jours, Netanyahou déclarait devant une assemblée de villageois de Judée-Samarie : « Il n’y a pas de gouvernement qui fait plus pour [le mouvement] des implantations en Israël que celui que je dirige. » Cette déclaration va dans le sens de notre analyse. Netanyahou insiste ici sur ce qu’il fait pour les familles déjà installées en Judée-Samarie, ce que l’on appelle le « mouvement des implantations » ou, comme le Times of Israel le transcrit correctement et plus simplement dans le titre de son article, « the settlers », c’est-à-dire les résidents juifs de la Judée-Samarie. Les nouvelles constructions annoncées par Netanyahou (voir l’article) sont destinées aux familles de ces résidents anciennement installés. C’est un exemple de politique pro-résidents et non une politique pro-implantation au sens de notre analyse.