L’art d’avoir toujours raison

Dans un style clair, léger et souvent sarcastique, Schopenhauer décortique l’art de la controverse, c’est-à-dire l’art de gagner un débat sans tenir compte de la véracité objective de ce que l’on cherche à démontrer, art qu’il nomme la « dialectique éristique ».

L’art d’avoir toujours raison du philosophe Arthur Schopenhauer est une œuvre qui sort de l’ordinaire par sa brièveté et sa curiosité. Dans l’édition Librio, elle est suivie de deux autres textes : La Lecture et les livres et Penseurs personnels. L’ensemble fait septante-quatre pages, L’art d’avoir toujours raison à peine quarante-quatre.

Dans un style clair, léger et souvent sarcastique, Schopenhauer décortique l’art de la controverse, c’est-à-dire l’art de gagner un débat sans tenir compte de la véracité objective de ce que l’on cherche à démontrer, art qu’il nomme la « dialectique éristique ».

Le texte commence par une savoureuse description de ce qu’est précisément une controverse et de la place inévitable de la vanité et de la mauvaise foi dans cet exercice :

La dialectique éristique est l’art de mener un débat de manière à avoir toujours raison, donc quels qu’en soient les moyens (per fas et nefas). Il arrive en effet qu’on ait objectivement raison, tout en ayant tort aux yeux de son auditoire, parfois même à ses propres yeux, et ce lorsque l’adversaire réfute la preuve que j’avance, et que cette réfutation porte sur la proposition elle-même, qui pourtant admettrait d’autres preuves — auquel cas la réciproque s’applique à l’adversaire : il a raison, et ce en ayant objectivement tort. La vérité objective d’une thèse et sa validité aux yeux des disputants et de l’auditoire sont deux choses bien distinctes. C’est sur cette dernière que porte la dialectique.

À quoi cela est-il dû? À la nature mauvaise du genre humain. Si ce n’était pas le cas, si nous étions fondamentalement honnêtes, alors tout débat partirait simplement du principe qu’il faut rechercher la vérité, sans se préoccuper de savoir si elle se conforme à l’opinion que nous avions initialement formulée, ou à celle de l’autre : la question n’aurait aucune espèce d’importance, ou du moins serait tout à fait secondaire. Mais en l’occurrence, c’est primordial. Notre vanité innée, particulièrement susceptible en matière de facultés intellectuelles, n’accepte pas que notre raisonnement se révèle faux, et celui de l’adversaire recevable. Pour ce faire, chacun devrait tâcher de ne rien émettre que des jugements justes, et donc de réfléchir avant de parler. Mais chez la plupart des hommes, la vanité va de pair avec un goût pour la palabre et une mauvaise foi tout aussi innée : ils parlent sans avoir eu le temps de réfléchir, et même s’ils constatent par la suite que ce qu’ils affirment est faux et qu’ils ont tort, ils s’efforcent de laisser paraître le contraire. Leur intérêt pour la vérité, qui la plupart du temps constitue pourtant l’unique motif qui les pousse à défendre la thèse qu’ils pensent vraie, s’efface alors complètement devant les intérêts de leur vanité : le vrai doit paraître faux, et le faux vrai.

Il existe toutefois une excuse à cette mauvaise foi qui nous conduit à camper sur une position qui nous paraît pourtant erronée : souvent, nous sommes d’abord fermement convaincus de la vérité de ce que nous affirmons, mais voilà que l’argument adverse semble la faire vaciller ; et si nous renonçons alors, nous découvrons souvent après coup que nous avions bien raison. Notre preuve était erronée ; mais il existait une preuve recevable pour étayer notre thèse : l’argument providentiel ne nous était pas venu à l’esprit en temps voulu. Ainsi se forme en nous la maxime selon laquelle nous continuons à débattre d’un contre-argument quand bien même il nous paraîtrait juste et pertinent, croyant que sa validité n’est qu’illusoire, et qu’au cours du débat nous viendra un argument permettant de le contrer ou d’entériner notre vérité d’une façon ou d’une autre. Aussi sommes-nous sinon contraints du moins incités à la mauvaise foi dans le débat, de telle sorte que les faiblesses de notre entendement se trouvent soutenues par la nature corruptrice de notre volonté, et vice versa. Si bien qu’en règle générale, on ne se battra pas pour défendre la vérité, mais pour défendre sa propre thèse, comme s’il s’agissait de son bien le plus précieux ; et pour ce faire, tous les moyens sont bons, puisque comme nous venons de le montrer, il est parfois impossible de faire autrement.

 

Selon Schopenhauer, nous avons tous — la plupart du temps tout à fait inconsciemment — assimilé un nombre plus ou moins grand de techniques argumentatives qui nous permettent de nous sortir des mauvais pas de l’adversaire et de lui jouer nous-mêmes des tours pendables, indépendamment de la véracité de notre thèse ou de la sienne.

Quand on débat, la logique pure n’a souvent qu’un faible pouvoir de persuasion car il faut beaucoup de temps pour examiner la véracité d’un raisonnement logique et la cohérence des conclusions. Nous serions bien sots de nous reposer entièrement sur elle, alors que la dialectique nous offre un arsenal de procédés permettant de contrer les arguments de l’adversaire et imposer notre vérité. Schopenhauer dénombre trente-huit stratagèmes dialectiques (dont certains avaient déjà été identifiés par Aristote).  En voici un parmi d’autres :

Stratagème 19

Si l’adversaire nous met au défi de contrer un certain point de son raisonnement, mais qu’on n’a rien de valable à proposer, on généralisera le propos pour lancer la contre-argumentation. L’adversaire veut que nous expliquions pourquoi on ne peut accorder de crédit à telle hypothèse physique : on invoquera la faillibilité de la connaissance humaine, qu’on illustrera d’un tas d’exemples.

 

Que le lecteur ne se fasse pas d’illusions. Il ne sortira pas plus fin bretteur de cette lecture. Je suis porté à croire que c’est pour anticiper cette déception que l’éditeur a trouvé judicieux d’inclure deux autres textes de Schopenhauer à la suite de L’art d’avoir toujours raison. Le philosophe y  insiste sur la différence entre un esprit érudit et un esprit capable de penser par lui-même. En effet, lire beaucoup, prendre l’habitude de suivre des pensées étrangères, peut paralyser nos facultés intellectuelles. Rien ne remplace l’exercice de sa propre pensée. Si nous transposons cela au domaine de la controverse, nous disons : rien ne remplace l’exercice du débat lui-même.

Aussi, quand nos amis vous reprochent un goût trop prononcé pour les controverses publiques, n’hésitons pas à leur rétorquer que cette gymnastique dialectique aide notre esprit à entretenir son agilité de la même manière que l’effort physique entretient la santé.