Il est des livres que l’on lit par hasard et d’autres par nécessité. Capitalisme et liberté de Milton Friedman est de ceux que l’on doit lire — que l’on soit libéral ou non. Certaines idées développées dans Capitalisme et liberté ne vont pas de soi, même pour un libéral. Si la pensée de Friedman n’était pas si originale et déstabilisante, il ne se serait pas imposé parmi les grands penseurs du libéralisme. Par ces temps peu libéraux, Capitalisme et liberté est un livre à lire ou à relire.
On dit que Friedman était un grand vulgarisateur. C’est sans doute vrai, mais Capitalisme et liberté n’est pas un livre superficiel. Friedman va au fond des choses en s’appuyant sur une multitude d’exemples contemporains ou historiques (l’organisation de l’enseignement, les patentes médicales, les politiques monétaires des États-Unis, etc) pour illustrer un petit nombre d’idées directrices. Le général se dégage du particulier.
Quelles sont ces idées ? Les voici :
- L’État est nécessaire parce que les hommes ne sont pas toujours honnêtes ni rationnels. « Quelque séduisante, comme philosophie, que puisse être l’anarchie, elle n’est pas réalisable dans un monde d’hommes imparfaits, » nous dit Friedman.
- L’État remplit deux rôles :
- Il édicte les règles qui permettent notre coexistence et il les fait respecter. Cela inclut d’assurer le respect des contrats privés passés par les individus et d’empêcher toute coercition entre individus.
- Il prend des décisions sur des matières irréductiblement indivisibles pour lesquelles il n’est pas possible de laisser aux individus la liberté de choisir pour eux-mêmes. Comme le dit Friedman, « je ne peux, par exemple, avoir la quantité de défense nationale que je veux, tandis que vous en auriez une quantité différente. » L’existence de ces matières indivisibles nécessitent de « discuter, débattre et voter ; mais une fois la décision prise, nous devons nous y conformer. » C’est ce que Friedman appelle « employer des moyens politiques ».
- Pour les autres matières, Friedman avance que les individus doivent pouvoir acquérir pour eux-mêmes tous les biens et les services qu’ils désirent et fournir eux-mêmes tous les biens et services qu’ils sont capables d’offrir par la conclusion de contrats privés. L’existence d’un marché libre est selon Friedman ce qui élimine les tensions sociales en permettant à chacun d’obtenir ce qu’il désire sans imposer sa volonté à son prochain, c’est à dire d’atteindre « l’unanimité sans uniformité ».
Dans sa préface à l’édition de Capitalisme et Liberté que je possède (Champs essais, 2016, traduction de l’anglais par A. M. Charno), Gaspard Koenig qualifie à juste titre Milton Friedman de philosophe des contrats sociaux. Qu’on ne se méprenne pas sur ce clin d’œil malicieux à Rousseau : le pluriel est de mise. En effet, chez Friedman ce sont les contrats privés entre individus qui sont centraux, par opposition au contrat social collectif de Rousseau.
Le marché libre est avant tout un système de représentation politique : il permet à toutes les volontés de s’exprimer de manière proportionnelle et d’être toutes satisfaites de la plus fine manière possible, l’offre et la demande se stimulant l’une l’autre. Comme le dit Friedman dans le Chapitre 1, le marché libre « réduit grandement le champ des questions auxquelles doivent être données des réponses politiques, et par là minimise la mesure dans laquelle il est nécessaire que les pouvoirs publics participent directement au jeu. »
La prise de décision politique est le contraire du marché. Si le gouvernement décide que seules les cravates rouges doivent être vendues, ceux qui aiment les cravates bleus devront se conformer à cette décision mais seront frustrés. Tout emploi de moyens politiques tend à faire violence à la cohésion sociale. En remplaçant la question de la couleur des cravates par une des questions suivantes : usage des drogues, avortement, port du voile islamique, euthanasie, . . . on ressent beaucoup mieux l’importance et l’actualité de la réflexion de Friedman :
Chaque extension du champ de questions sur lequel on cherche un accord explicite détend un peu plus les fils délicats qui assurent la cohésion sociale. Et si l’on va si loin que l’on aborde des questions au sujet desquelles les hommes ont des sentiments aussi profonds que différents, on risque fort de faire éclater la société. Il est rare que l’on puisse (si jamais on le peut) résoudre par le recours aux urnes des différents fondamentaux quant aux valeurs essentielles ; en dernière analyse, on ne peut en décider que par le conflit, sans d’ailleurs aboutir à une solution. Les guerres religieuses et civiles qu’a connues l’histoire attestent de façon sanglante la vérité de ce propos.
La question du port du voile islamique n’est évidement pas abordée dans Capitalisme et liberté, livre écrit en 1962. Elle illustre pourtant parfaitement le dilemme que nous présente Friedman. Devons-nous légiférer au risque de provoquer de lourdes tensions sociales ou adopter le laisser-faire en renvoyant cette question au marché libre ? Si l’on renvoie la question du voile islamique au marché, personne ne pourra reprocher à une femme de porter un voile islamique, mais symétriquement personne ne pourra non plus reprocher à un employeur de ne pas l’employer pour cette raison ou à un établissement d’enseignement de ne pas l’admettre. Sur le marché libre, tous les contrats et toutes les associations sont volontaires et sans coercition. L’État ne peut forcer personne à entrer en relation avec une autre personne contre son gré. Le rôle de l’État se borne, dans ce contexte, à assurer la bonne exécution des contrats passés entre personnes consentantes.[1]
Dans Capitalisme et liberté, Friedman ne prétend pas que toutes les questions sociales ou économiques doivent nécessairement ressortir du marché libre. Mais il nous suggère, au moyen de nombreux exemples et de raisonnements qui se succèdent du Chapitre 3 (Le contrôle de la monnaie) au Chapitre 11 (L’aide aux économiquement faibles), que la grande majorité des questions traitées par la législation pourraient l’être de manière moins coûteuse et plus efficace par le marché libre. Sa méthode consiste tantôt à montrer comment des politiques publiques passées ont dégradé les situations qu’elles étaient sensées résoudre, tantôt à instiller dans l’esprit du lecteur un doute raisonnable concernant l’efficacité ou l’utilité des politiques publiques contemporaines.
Capitalisme et liberté nous donne aussi quelques clés pour entrevoir quelles questions devraient être laissées au marché libre et quelles autres pourraient bien nécessiter l’emploi de moyens politiques.
L’existence de monopoles techniques de fait (pensons à Google, par exemple) prive les individus d’un libre choix parmi des services de qualité comparable. Ce type de situation peut nécessiter l’emploi de moyens politiques pour briser le monopole (lois anti-trust américaines) ou pour le réglementer afin de protéger les individus contre des abus dont ils pourraient être les victimes à cause de ce manque de choix.
Une autre situation très courante où l’emploi de moyens politiques peut se justifier est la présence d’effets de voisinage dans l’exercice d’une activité économique. Ces effets se manifestent chaque fois qu’une activité économique ne se conforme pas à l’idée que l’on se fait d’un marché libre composé d’individus libres achetant et vendant des services et des biens de façon indépendante et sans influence les uns sur les autres. Ces effets de voisinage se produisent entre autres lorsque (i) il est difficile d’identifier l’usager d’un service et le faire payer (par exemple, il est économiquement inefficace de confier la gestion de toutes les routes municipales à une multitude d’acteurs privés et chercher à faire payer chaque usager pour chaque tronçon de route qu’il utilise) ou lorsque (ii) l’échange économique ne se fait pas sur une base consentie (par exemple, si un industriel pollue une rivière, il force l’échange d’une eau saine par une eau de mauvaise qualité à tous les habitants et industries en aval, sans même parler des autres dégâts à l’environnement qui en découlent). Les effets de voisinage peuvent justifier la collectivisation de certains services et la réglementation (voire l’interdiction) de certaines activités par des moyens politiques.
Les effets de voisinages se rencontrent très souvent à des degrés divers et servent souvent à justifier des politiques collectivistes, même lorsque cela n’est pas strictement nécessaire. Milton Friedman nous invite à la prudence face à l’invocation d’effets de voisinage car souvent le marché libre reste la meilleure organisation, même quand elle est imparfaite.
Revenons à la question du port du voile islamique. Bien qu’une femme musulmane puisse choisir librement de porter le voile, la multiplication de cette pratique vestimentaire peut donner le sentiment à toutes les femmes musulmanes qu’elles devraient le porter si elles veulent être reconnues comme telles. C’est que le voile islamique est d’abord et avant tout un marqueur identitaire. Les familles l’imposent aux filles mineures, les frères suggèrent aux sœurs de le porter et les fils aux mères.
Peut-on y voir un effet de voisinage et une atteinte à la liberté ? Dans une certaine mesure oui car des femmes musulmanes qui n’ont pas le désir de cacher leurs cheveux vont, sous l’effet de la pression communautaire, se trouver forcées d’acheter et porter des foulards dont elles n’ont pas envie, accentuant encore plus la pression communautaire sur celles qui n’en portent pas. On est face à une situation où le choix de certaines femmes de porter un voile a pour conséquence de réduire la liberté d’autres femmes de ne pas le porter par l’entremise d’un système actif de pression sociale. Il en va de même de toute l’industrie de la « mode musulmane » et de la certification halal. Par contre, il n’en va pas de même de la finance islamique car cette activité économique est nettement moins publique et donc moins sujette à des effets de voisinage par pression sociale.
La discussion qui précède illustre bien comment des effets de voisinage par pression communautaire brident la liberté individuelle (de s’habiller comme on l’entend, de manger ce que l’on désire) et faussent le marché libre.
Au temps de la rédaction de Capitalisme et liberté, ce type d’effets de voisinage était marginal. Milton Friedman n’y fait d’ailleurs aucune allusion. Aujourd’hui, il est une cause si importante d’instabilité et de mécontentement social qu’on lui a donné un nom : communautarisme.
Le génie de Friedman est d’avoir vu que tous les effets de voisinage déstabilisent une société libre car ils ne peuvent être bien gérés ni par le marché ni pas les moyens politiques. Parfois la législation peut les résoudre, mais souvent l’intervention de l’État est encore plus inefficace que le laisser-faire. Chaque cas de ce type requiert un examen contradictoire parce que, trop souvent, l’homme a tendance à présumer que la puissance publique est la solution à toutes les situations conflictuelles et imperfections du marché libre. Or rien n’est plus conflictuel qu’une solution politique uniforme imposée et rien n’est plus stabilisateur que des contrats privés passés entre individus consentants sur un marché économique et social libre.
Le mérite de Capitalisme et liberté est de nous faire douter de ce que nous pourrions tenir pour évident du fait de notre éducation, de nous faire réfléchir sur le fonctionnement de notre société au delà des apparentes évidences et donc faire de nous de meilleurs citoyens.
Notes et références
[1] On pourrait objecter que la solution du marché et des contrats privés n’est pas aussi simple que décrite ci-dessus et que la liberté des employeurs pourrait bien être contrecarrée par l’existence de lois anti-discrimination. Milton Friedman traite en détail du sujet des discriminations dans le Chapitre 7 de Capitalisme et liberté. Il montre que dans un système capitaliste, c’est-à-dire alliant propriété privée et marché libre, les lois anti-discrimination sont à la fois nocives et inutiles. Le capitalisme privilégie l’efficacité économique et fait fi des caractéristiques non pertinentes des individus. « L’acheteur de pain ne sait pas si le pain a été fait avec du blé cultivé par un Blanc ou par un Noir, par un chrétien ou par un juif. En conséquence, le producteur de blé est en position d’utiliser ses ressources aussi efficacement que possible, sans se préoccuper de ce que peuvent être les attitudes de la communauté envers la couleur, la religion, etc., des gens qu’il embauche». L’employeur qui exprime une discrimination sans relation avec le travail à effectuer se pénalise lui-même en éliminant des employés potentiellement plus performants. Les lois anti-discrimination créent en réalité plus de problèmes qu’elles n’en résolvent.