Capitalisme et liberté

Il est des livres que l’on lit par hasard et d’autres par nécessité. Capitalisme et liberté de Milton Friedman est de ceux que l’on doit lire — que l’on soit libéral ou non. Certaines idées développées dans Capitalisme et liberté ne vont pas de soi, même pour un libéral. Si la pensée de Friedman n’était pas si originale et déstabilisante, il ne se serait pas imposé parmi les grands penseurs du libéralisme. Par ces temps peu libéraux, Capitalisme et liberté est un livre à lire ou à relire . . .

Il est des livres que l’on lit par hasard et d’autres par nécessité. Capitalisme et liberté de Milton Friedman est de ceux que l’on doit lire — que l’on soit libéral ou non. Certaines idées développées dans Capitalisme et liberté ne vont pas de soi, même pour un libéral. Si la pensée de Friedman n’était pas si originale et déstabilisante, il ne se serait pas imposé parmi les grands penseurs du libéralisme. Par ces temps peu libéraux, Capitalisme et liberté est un livre à lire ou à relire.

On dit que Friedman était un grand vulgarisateur. C’est sans doute vrai, mais Capitalisme et liberté n’est pas un livre superficiel. Friedman va au fond des choses en s’appuyant sur une multitude d’exemples contemporains ou historiques (l’organisation de l’enseignement, les patentes médicales, les politiques monétaires des États-Unis, etc) pour illustrer un petit nombre d’idées directrices. Le général se dégage du particulier.

Quelles sont ces idées ? Les voici :

  1. L’État est nécessaire parce que les hommes ne sont pas toujours honnêtes ni rationnels. « Quelque séduisante, comme philosophie, que puisse être l’anarchie, elle n’est pas réalisable dans un monde d’hommes imparfaits, » nous dit Friedman.
  2. L’État remplit deux rôles :
    • Il édicte les règles qui permettent notre coexistence et il les fait respecter. Cela inclut d’assurer le respect des contrats privés passés par les individus et d’empêcher toute coercition entre individus.
    • Il prend des décisions sur des matières irréductiblement indivisibles pour lesquelles il n’est pas possible de laisser aux individus la liberté de choisir pour eux-mêmes. Comme le dit Friedman, « je ne peux, par exemple, avoir la quantité de défense nationale que je veux, tandis que vous en auriez une quantité différente. » L’existence de ces matières indivisibles nécessitent de « discuter, débattre et voter ; mais une fois la décision prise, nous devons nous y conformer. » C’est ce que Friedman appelle « employer des moyens politiques ».
  3. Pour les autres matières, Friedman avance que les individus doivent pouvoir acquérir pour eux-mêmes tous les biens et les services qu’ils désirent et fournir eux-mêmes tous les biens et services qu’ils sont capables d’offrir par la conclusion de contrats privés. L’existence d’un marché libre est selon Friedman ce qui élimine les tensions sociales en permettant à chacun d’obtenir ce qu’il désire sans imposer sa volonté à son prochain, c’est à dire d’atteindre « l’unanimité sans uniformité ».

Dans sa préface à l’édition de Capitalisme et Liberté que je possède (Champs essais, 2016, traduction de l’anglais par A. M. Charno), Gaspard Koenig qualifie à juste titre Milton Friedman de philosophe des contrats sociaux. Qu’on ne se méprenne pas sur ce clin d’œil malicieux à Rousseau : le pluriel est de mise. En effet, chez Friedman ce sont les contrats privés entre individus qui sont centraux, par opposition au contrat social collectif de Rousseau.

Le marché libre est avant tout un système de représentation politique : il permet à toutes les volontés de s’exprimer de manière proportionnelle et d’être toutes satisfaites de la plus fine manière possible, l’offre et la demande se stimulant l’une l’autre. Comme le dit Friedman dans le Chapitre 1, le marché libre « réduit grandement le champ des questions auxquelles doivent être données des réponses politiques, et par là minimise la mesure dans laquelle il est nécessaire que les pouvoirs publics participent directement au jeu. »

La prise de décision politique est le contraire du marché. Si le gouvernement décide que seules les cravates rouges doivent être vendues, ceux qui aiment les cravates bleus devront se conformer à cette décision mais seront frustrés. Tout emploi de moyens politiques tend à faire violence à la cohésion sociale. En remplaçant la question de la couleur des cravates par une des questions suivantes : usage des drogues, avortement, port du voile islamique, euthanasie, . . . on ressent beaucoup mieux l’importance et l’actualité de la réflexion de Friedman :

Chaque extension du champ de questions sur lequel on cherche un accord explicite détend un peu plus les fils délicats qui assurent la cohésion sociale. Et si l’on va si loin que l’on aborde des questions au sujet desquelles les hommes ont des sentiments aussi profonds que différents, on risque fort de faire éclater la société. Il est rare que l’on puisse (si jamais on le peut) résoudre par le recours aux urnes des différents fondamentaux quant aux valeurs essentielles ; en dernière analyse, on ne peut en décider que par le conflit, sans d’ailleurs aboutir à une solution. Les guerres religieuses et civiles qu’a connues l’histoire attestent de façon sanglante la vérité de ce propos.

La question du port du voile islamique n’est évidement pas abordée dans Capitalisme et liberté, livre écrit en 1962. Elle illustre pourtant parfaitement le dilemme que nous présente Friedman. Devons-nous légiférer au risque de provoquer de lourdes tensions sociales ou adopter le laisser-faire en renvoyant cette question au marché libre ? Si l’on renvoie la question du voile islamique au marché, personne ne pourra reprocher à une femme de porter un voile islamique, mais symétriquement personne ne pourra non plus reprocher à un employeur de ne pas l’employer pour cette raison ou à un établissement d’enseignement de ne pas l’admettre. Sur le marché libre, tous les contrats et toutes les associations sont volontaires et sans coercition. L’État ne peut forcer personne à entrer en relation avec une autre personne contre son gré. Le rôle de l’État se borne, dans ce contexte, à assurer la bonne exécution des contrats passés entre personnes consentantes.[1]

Dans Capitalisme et liberté, Friedman ne prétend pas que toutes les questions sociales ou économiques doivent nécessairement ressortir du marché libre. Mais il nous suggère, au moyen de nombreux exemples et de raisonnements qui se succèdent du Chapitre 3 (Le contrôle de la monnaie) au Chapitre 11 (L’aide aux économiquement faibles), que la grande majorité des questions traitées par la législation pourraient l’être de manière moins coûteuse et plus efficace par le marché libre. Sa méthode consiste tantôt à montrer comment des politiques publiques passées ont dégradé les situations qu’elles étaient sensées résoudre, tantôt à instiller dans l’esprit du lecteur un doute raisonnable concernant l’efficacité ou l’utilité des politiques publiques contemporaines.

Capitalisme et liberté nous donne aussi quelques clés pour entrevoir quelles questions devraient être laissées au marché libre et quelles autres pourraient bien nécessiter l’emploi de moyens politiques.

L’existence de monopoles techniques de fait (pensons à Google, par exemple) prive les individus d’un libre choix parmi des services de qualité comparable. Ce type de situation peut nécessiter l’emploi de moyens politiques pour briser le monopole (lois anti-trust américaines) ou pour le réglementer afin de protéger les individus contre des abus dont ils pourraient être les victimes à cause de ce manque de choix.

Une autre situation très courante où l’emploi de moyens politiques peut se justifier est la présence d’effets de voisinage dans l’exercice d’une activité économique. Ces effets se manifestent chaque fois qu’une activité économique ne se conforme pas à l’idée que l’on se fait d’un marché libre composé d’individus libres achetant et vendant des services et des biens de façon indépendante et sans influence les uns sur les autres. Ces effets de voisinage se produisent entre autres lorsque (i) il est difficile d’identifier l’usager d’un service et le faire payer (par exemple, il est économiquement inefficace de confier la gestion de toutes les routes municipales à une multitude d’acteurs privés et chercher à faire payer chaque usager pour chaque tronçon de route qu’il utilise) ou lorsque (ii) l’échange économique ne se fait pas sur une base consentie (par exemple, si un industriel pollue une rivière, il force l’échange d’une eau saine par une eau de mauvaise qualité à tous les habitants et industries en aval, sans même parler des autres dégâts à l’environnement qui en découlent). Les effets de voisinage peuvent justifier la collectivisation de certains services et la réglementation (voire l’interdiction) de certaines activités par des moyens politiques.

Les effets de voisinages se rencontrent très souvent à des degrés divers et servent souvent à justifier des politiques collectivistes, même lorsque cela n’est pas strictement nécessaire. Milton Friedman nous invite à la prudence face à l’invocation d’effets de voisinage car souvent le marché libre reste la meilleure organisation, même quand elle est imparfaite.

Revenons à la question du port du voile islamique. Bien qu’une femme musulmane puisse choisir librement de porter le voile, la multiplication de cette pratique vestimentaire peut donner le sentiment à toutes les femmes musulmanes qu’elles devraient le porter si elles veulent être reconnues comme telles. C’est que le voile islamique est d’abord et avant tout un marqueur identitaire. Les familles l’imposent aux filles mineures, les frères suggèrent aux sœurs de le porter et les fils aux mères.

Peut-on y voir un effet de voisinage et une atteinte à la liberté ? Dans une certaine mesure oui car des femmes musulmanes qui n’ont pas le désir de cacher leurs cheveux vont, sous l’effet de la pression communautaire, se trouver forcées d’acheter et porter des foulards dont elles n’ont pas envie, accentuant encore plus la pression communautaire sur celles qui n’en portent pas. On est face à une situation où le choix de certaines femmes de porter un voile a pour conséquence de réduire la liberté d’autres femmes de ne pas le porter par l’entremise d’un système actif de pression sociale. Il en va de même de toute l’industrie de la « mode musulmane » et de la certification halal. Par contre, il n’en va pas de même de la finance islamique car cette activité économique est nettement moins publique et donc moins sujette à des effets de voisinage par pression sociale.

La discussion qui précède illustre bien comment des effets de voisinage par pression communautaire brident la liberté individuelle (de s’habiller comme on l’entend, de manger ce que l’on désire) et faussent le marché libre.

Au temps de la rédaction de Capitalisme et liberté, ce type d’effets de voisinage était marginal. Milton Friedman n’y fait d’ailleurs aucune allusion. Aujourd’hui, il est une cause si importante d’instabilité et de mécontentement social qu’on lui a donné un nom : communautarisme.

Le génie de Friedman est d’avoir vu que tous les effets de voisinage déstabilisent une société libre car ils ne peuvent être bien gérés ni par le marché ni pas les moyens politiques. Parfois la législation peut les résoudre, mais souvent l’intervention de l’État est encore plus inefficace que le laisser-faire. Chaque cas de ce type requiert un examen contradictoire parce que, trop souvent, l’homme a tendance à présumer que la puissance publique est la solution à toutes les situations conflictuelles et imperfections du marché libre. Or rien n’est plus conflictuel qu’une solution politique uniforme imposée et rien n’est plus stabilisateur que des contrats privés passés entre individus consentants sur un marché économique et social libre.

Le mérite de Capitalisme et liberté est de nous faire douter de ce que nous pourrions tenir pour évident du fait de notre éducation, de nous faire réfléchir sur le fonctionnement de notre société au delà des apparentes évidences et donc faire de nous de meilleurs citoyens.


Notes et références


[1] On pourrait objecter que la solution du marché et des contrats privés n’est pas aussi simple que décrite ci-dessus et que la liberté des employeurs pourrait bien être contrecarrée par l’existence de lois anti-discrimination. Milton Friedman traite en détail du sujet des discriminations dans le Chapitre 7 de Capitalisme et liberté. Il montre que dans un système capitaliste, c’est-à-dire alliant propriété privée et marché libre, les lois anti-discrimination sont à la fois nocives et inutiles. Le capitalisme privilégie l’efficacité économique et fait fi des caractéristiques non pertinentes des individus. « L’acheteur de pain ne sait pas si le pain a été fait avec du blé cultivé par un Blanc ou par un Noir, par un chrétien ou par un juif. En conséquence, le producteur de blé est en position d’utiliser ses ressources aussi efficacement que possible, sans se préoccuper de ce que peuvent être les attitudes de la communauté envers la couleur, la religion, etc., des gens qu’il embauche». L’employeur qui exprime une discrimination sans relation avec le travail à effectuer se pénalise lui-même en éliminant des employés potentiellement plus performants. Les lois anti-discrimination créent en réalité plus de problèmes qu’elles n’en résolvent.

Peut-on distinguer l’antisionisme de l’antisémitisme ?

Une personne, certainement bien intentionnée, me tenait récemment ce discours :

Pouvoir opérer une distinction franche et nette entre l’antisionisme (quel que soit le contenu qu’on puisse donner à ce vocable, et il y en a plusieurs) et l’antisémitisme (qui concerne tous les Juifs à travers le monde) devrait être vu comme une œuvre de salubrité publique dans le contexte des pays européens où se développe tout à la fois l’islamophobie et l’antisémitisme. La politique menée par le gouvernement israélien actuel devrait pouvoir être critiquée pour ce qu’elle représente en soi au détriment des Palestiniens. Entre autres en ce qui concerne la colonisation en Cisjordanie. Sans pour autant remettre en cause le droit d’Israël à des frontières sûres et reconnues. Sans admettre non plus des propos comme de « rejeter les Juifs à la mer ». Ici encore, l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme sert les ailes radicales des deux camps. Le souci des Européens – Juifs, ou non-Juifs – devrait être de se tenir à l’écart de cet amalgame en tant que « conflit importé » et source de tensions dommageables en Europe même.

J’aimerais y répondre de manière raisonnée.

En tout premier lieu, il convient de noter qu’on ne peut pas distinguer deux concepts — et encore moins opérer entre eux « une distinction franche et nette » — en faisant l’économie de définir l’un des deux. L’idée que l’antisionisme ne concernerait que les Israéliens alors que l’antisémitisme concernerait tous les Juifs est un sophisme pour plusieurs raisons.

La première raison est que le sionisme est, depuis l’exil vers Babylone, une aspiration juive à la fois religieuse (« L’an prochain à Jérusalem » chanté en conclusion du seder de Pessah depuis plus de 2000 ans) et laïque (à la suite des pogroms antisémites ayant eu lieu en Europe au XIXe siècle et bien-sûr la Shoah). Les événements de l’histoire récente, tels que l’expulsion des Juifs par les pays arabes après la création de l’État d’Israël, le sauvetage des Juifs éthiopiens (1984-1991) ou encore la vaste fuite des Juifs soviétiques vers Israël (à partir de la fin des années 1980), montrent que le peuple juif n’est pas séparable du sionisme et d’Israël.

La deuxième raison est que la moitié du peuple juif vit en Israël et que l’autre moitié est en très grande majorité sioniste dans le sens qu’elle soutient l’État d’Israël ou envisage d’y immigrer un jour.

La troisième raison, qui n’est pas étrangère à la deuxième, est que la plupart les Juifs qui vivent en diaspora ont de la famille proche en Israël. Les liens entre les Juifs de diaspora et les Israéliens sont donc des liens de sang, souvent du premier degré. Le peuple juif est un petit peuple : le nombre total de juifs dans le monde excède à peine la population de la Belgique.

Pour toutes ces raisons, les attaques contre le sionisme sont des attaques contre les Juifs. Je voudrais préciser ici que l’existence au sein du peuple juif d’une minuscule (mais très ronflante) minorité de Juifs antisionistes ne change pas cette analyse. Utiliser l’existence de cette minorité pour avancer l’idée que l’antisionisme n’est pas létal pour tous les Juifs est aussi aberrant que prétendre que s’attaquer au droit de la France à exister comme État souverain sur son territoire n’est pas anti-français, sous prétexte qu’il existe au sein de la nation française des anarchistes qui ne reconnaissent pas le bien fondé de l’État dont ils sont les citoyens.

Mon dernier propos sur la dangerosité de l’antisionisme pour les Juifs ne peut être compris sans définir le mot « antisionisme », c’est pourquoi je vais maintenant m’y atteler. Les « antisionistes » sont les moins enclins à vouloir lui donner une définition précise. Il est en effet très commode pour eux de naviguer entre « j’ai le droit de critiquer le gouvernement israélien » et « je demande que l’État d’Israël cesse d’exister » (avec toutes les conséquences génocidaires que cela impliquerait,  cf. l’expression « rejeter les Juifs à la mer »), en passant par « je demande qu’Israël retourne unilatéralement et sans condition aux lignes d’armistice de 1967 » (ce qui n’est pas compatible avec « des frontières sûres » pour Israël). Une chose est certaine : l’antisionisme est l’opposition au sionisme. Si chacun est libre de se proclamer antisioniste, il n’appartient pas aux antisionistes de choisir à leur guise le sens du mot sionisme. Le sionisme étant l’idéal d’établir, développer et protéger Israël comme seul et unique État du peuple juif, l’antisionisme se trouve donc être la mise en danger, la ruine économique et l’anéantissement de l’État juif comme objectif final.

Quand un antisioniste cherche à passer pour un modéré, il se retranche d’habitude derrière le phrase « j’ai le droit de critiquer le gouvernement israélien ». Or ce droit n’est absolument pas un combat politique puisqu’il relève de la liberté d’expression et est garanti par notre Constitution. Il n’est certainement pas entravé par le sionisme non plus. Si l’antisionisme était le droit de critiquer le gouvernement d’Israël, le sionisme devrait se définir comme l’opposition à toute critique du gouvernement d’Israël, ce que le sionisme n’est pas. La critique politique est pratiquée (souvent à outrance) par les juifs eux-mêmes, par les sionistes eux-mêmes.

La forme de discours qui est pratiquée habituellement par les antisionistes ne s’appelle pas une « critique». Elle consiste à mettre en cause Israël et le sionisme à toutes les  occasions possibles : une coupure d’eau ou d’électricité impactant les Arabes, un conflit de voisinage entre Arabes et Juifs, un tag raciste, des morts à Gaza, un arbitrage de justice défavorable à des Arabes. Très souvent, le discours antisioniste distord les faits pour rendre Israël plus détestable, d’office coupable, quand les « faits » ne sont pas tout simplement inventés. Le but des antisionistes est de parvenir par la calomnie et le dénigrement systématique de tout ce qui est israélien à installer dans les esprits des occidentaux l’idée que l’État juif est mauvais et doit disparaître.

À d’autres occasions, quand ils cherchent à faire croire qu’ils soutiennent la création d’un État arabe palestinien aux cotés d’Israël, les antisionistes proclament qu’ils demandent « qu’Israël retourne unilatéralement et sans condition aux lignes d’armistice de 1967 », comprenez la démarcation d’avant la guerre de 1967 lorsque la Jordanie occupait illégalement la Judée-Samarie. Malgré les apparences, cette idée est tout sauf pacifique. Elle est contraire au droit international et elle est contraire à la résolution 242 du Conseil de Sécurité (1967). Si Israël s’y pliait, ses frontières seraient difficiles à défendre. C’est évidement le but de la proposition en accord avec ce qu’est vraiment l’antisionisme.

Quel que soit le discours des antisionistes, leur but est toujours de s’opposer de toutes les manières possibles à l’État d’Israël, à sa prospérité, à la tranquillité de ses citoyens et si possible à son existence. Loin de favoriser un règlement du conflit arabo-israélien, les objectifs antisionistes sont l’éviction des Juifs de Palestine et l’effacement du principe inscrit dans la Déclaration Balfour.

La question à laquelle nous devons donc finalement répondre est celle de savoir si l’antisionisme est de l’antisémitisme ou une autre forme d’incitation à la haine contre les Juifs (je dis bien contre les Juifs et non contre les Israéliens pour les trois raisons exposées en début d’article).

On pourrait être tenté de répondre à cette question de façon savante en comparant la logique à l’œuvre dans l’antisionisme et dans l’antisémitisme ancien. On trouverait certainement des similarités mais aussi des différences. Parmi les similarités, je relève par exemple que les pays arabes ont développé à l’égard d’Israël un mélange d’admiration et de haine du fait que l’insupportable « entité sioniste » a remporté toutes les guerres menées pour l’exterminer et s’est magnifiquement développée sur les plans économique, social et intellectuel alors qu’eux-mêmes connaissent un marasme sur tous ces plans. Cette relation est aussi celle que cultiv(ai)ent les antisémites vis-à-vis des Juifs d’Europe. L’antisémitisme classique assigne les Juifs à une position d’infériorité qu’ils ne devraient jamais quitter. Lorsque des Juifs quittent cette condition, ont du succès dans la société, ils provoquent des frustrations, des médisances et des théories du complot que les antisémites répercutent sur tous les Juifs. Le Juif est haï parce qu’on fantasme qu’il possède ce dont on manque soi-même ou ce à quoi on n’a pas personnellement accès. L’antisémitisme se distingue des autres racismes par ce fait que l’antisémite méprise les Juifs pour leurs succès et non pour leurs échecs.

Il est aussi difficilement réfutable que l’antisémitisme classique chrétien et musulman a joué un rôle dans la genèse de l’antisionisme à l’époque du Mandat britannique pour la Palestine dans le refus absolu d’un foyer juif en Palestine (on ne parlait même pas encore d’État hébreu), dans les pogroms anti-juifs qui ont résulté de ce refus et dans les révoltes arabes. On ne peut non plus ignorer que ce refus a culminé par l’alliance du grand mufti de Jérusalem Mohammed Amin al-Husseini avec le Troisième Reich pour l’élimination physique des Juifs à la fois en Europe et en Palestine ni que l’on voit encore parfois le drapeau nazi surgir ça ou là dans les régions de peuplement arabe de Judée-Samarie et à Gaza.

Plus prosaïquement et en revenant au temps présent, on observe que l’antisionisme crée l’antisémitisme et que l’antisémitisme cause l’antisionisme. On ne peut combattre l’un sans combattre l’autre et il est même souvent difficile de séparé l’un de l’autre. Pourquoi Mireille Knoll a-t-elle été assassinée ? Antisémitisme ou antisionisme ? Au nom de quoi exactement Nemmouche a-t-il tué ? Et Merah ?

Au jour le jour, le constat est sans appel. Sur tous les campus universitaires américains et européens, il est devenu gênant voire dangereux d’afficher son soutien à Israël. Les étudiants juifs sont tenus de faire profil bas à cause de l’intimidation antisioniste. Des étudiants de l’UEJB ont été insultés à l’ULB, un local de l’UEJF a été saccagé en France. Sionistes ! Aux USA aussi, il y a des exemples à foison.  La jeunesse juive a déserté depuis longtemps les écoles publiques de Bruxelles à cause des insultes et des intimidations des enfants musulmans. Antisionisme ou antisémitisme ?

Pierre-André Taguieff constatait déjà en 2002 l’inséparabilité de l’antisémitisme (à cette époque) nouveau et de l’antisionisme dans son livre La Nouvelle judéophobie  :

Cette récente vague de judéophobie est inséparable d’un discours idéologique légitimatoire et mobilisateur dont la diffusion est planétaire, où l’on reconnaît certains héritages de mots et de thèmes provenant de diverses traditions antijuives, mais aussi de nouveaux motifs d’accusation, centrés sur « Israël » et le « sionisme », érigés en mythes répulsifs. […] C’est à travers une représentation du « sionisme » comme incarnation du mal absolu que s’est reconstituée une vision antijuive du monde dans la seconde moitié du XXe siècle. […] Les accusations de « volonté de domination » (ou de « conquête du monde ») et de « complot international » s’y trouvent recyclées. Non moins que la rumeur depuis longtemps stabilisée en stéréotype : « Les Juifs sont coupables », indéfiniment retraduite depuis près d’un demi-siècle en : « Les sionistes sont coupables », « Le sionisme est coupable », « Israël est coupable».

Sans être strictement égaux, antisionisme et antisémitisme sont inséparables et on ne peut prétendre lutter contre le second sans lutter contre le premier, encore moins en encourageant le premier.