La Joie

La lecture de La Joie de Georges Bernanos déroute quelque peu. Le livre se démarque d’un roman classique par l’absence d’intrigue réelle. Il est construit autour de personnages, de leurs pensées intimes et de leurs dialogues. Quand le livre se termine sur l’assassinat de Mlle Chantal que rien n’annonce et qui n’explique rien, on demeure troublé.

Bernanos ne nous raconte pas une histoire : il manque à La Joie cette sorte de mouvement propre à tout récit. Au contraire, on pourrait dire plutôt que Bernanos dépeint un tableau. La narration se déroule dans un quasi huis clos, la demeure de M. de Clergerie, historien sans envergure à la santé fragile qui a pour seul but dans la vie d’être reçu à l’Académie. Les personnages s’introduisent dans l’histoire par des dialogues ; ils cultivent entre eux des relations mal définies que l’on se doit d’imaginer à défaut de bien les comprendre.

Mlle Chantal de Clergerie, la fille du maître de maison, se distingue des autres personnages par sa simplicité, sa fraîcheur, sa droiture, sa foi en Dieu et sa fidélité à la personne et à l’enseignement de l’abbé Chevance qui fut chargé de son éducation et qu’elle accompagna au crépuscule de sa vie jusqu’au tombeau. Au décès de l’abbé Chevance, Mlle de Clergerie est revenue vivre dans la maison paternelle. Son père et sa grand-mère – que toute la maisonnée considère comme folle – sont sa seule famille ; sa mère ne fut pas heureuse dans son mariage et est décédée quand elle était enfant. Chantal s’occupe de l’ordonnancement de la maison alors que son père ne s’intéresse qu’aux activités intellectuelles et à ses ambitions académiques.

Autour de Mlle Chantal s’affairent plusieurs personnes. Il y a les domestiques, comme le valet François, le chauffeur russe Fiodor au passé trouble, Francine la femme de chambre subjuguée par Fiodor et amoureuse de lui, ou encore Fernande la cuisinière, un des rares personnages qui a les pieds sur terre. Il y a aussi les « amis » de M. de Clergerie, auprès desquels celui-ci prend des conseils et à qui il révèle ses projets de carrière : le Professeur La Pérouse, psychiatre sur le déclin sujet à la boisson (on le devine à ses mains tremblantes) et l’abbé Cénabre, ecclésiastique écrasé par le secret de la perte de sa foi (secret autrefois révélé à regret à son rival l’abbé Chevance).

Tous les personnages, mis à part Chantal et la cuisinière Fernande, semblent tiraillés par des soucis personnels ou des desseins qui les éloignent du bonheur. Fiodor par exemple, le chauffeur russe mystérieux, se plaît à harceler Mlle Chantal en lui suggérant qu’il l’a surprise dans une situation gênante. Quelle situation ? L’extase de la prière ? On ne saurait le dire avec certitude, mais ses allusions irritent Chantal. D’un point de vue symbolique, les personnages secondaires représentent ce qui est mauvais dans l’Homme et l’empêche de vivre une existence heureuse et équilibrée. Par contraste, Chantal de Clergerie apparaît comme le personnage le plus simple, le plus apte au bonheur et à la joie, mais pour cette raison inadapté à son environnement : la pureté au milieu de la corruption. Sa sensibilité et son attention aux autres se révèlent par exemple quand elle se montre capable de comprendre sa grand-mère (réputée folle), de la raisonner et la calmer.

Un basculement se produit lorsque M. de Clergerie révèle à sa fille qu’il désire prendre pour femme en secondes noces Mme de Montanel, une baronne qu’il épouse essentiellement par carriérisme et qu’il voit diriger la maison à la place de Chantal :

« Tu connais Mme de Montanel. Nos âges s’accordent et aussi nos goûts, nos vues d’avenir. Au point où nous en sommes, à la veille de trois élections académiques importantes, qui décideront peut-être de la mienne (le duc de Janville ne se présentera pas l’an prochain au fauteuil de M. Houdedot, l’occasion est excellente), je dois sortir de ma réserve. Une véritable maîtresse de maison est indispensable ici. Nous recevrons énormément cet hiver. Ma…ta… enfin Mme de Montanel m’apporte quelques voix de gauche, infiniment précieuses, car sa mère était née Lepreux-Cadaillac, et touchait de près aux meilleures familles de tradition radicale. Elle-même est la filleule de Waldeck-Rousseau. Évidemment, mon mariage n’est pas simplement une affaire, j’écarte exprès d’autres motifs plus désintéressés, personnels . . . » (Chapitre 3).

M. de Clergerie destine Chantal au couvent et le lui annonce avec la maladresse insensible et gênée dont il est coutumier. Perdant soudainement le rôle qu’elle pensait tenir dans la famille et dans la maison, sommée d’embrasser un destin religieux qu’elle ne désire pas, Chantal se retrouve désemparée, sans place pour elle dans le monde. Sa nature raisonnable lui permet cependant de reprendre le dessus, du moins en apparence, et de continuer à faire bonne figure dans la maison.

Après l’interférence de plusieurs personnages, dont La Pérouse et Cénabre, dans le malheur intériorisé de Chantal, son assassinat par Fiodor, qui se donne ensuite la mort, apparaît presque comme une délivrance, l’extraction forcée d’une âme d’un monde dans lequel elle n’aurait pu vivre.

Cette fin violente imaginée par Bernanos doit sans doute nous rappeler que, pour le chrétien qu’il est, la sainteté de Chantal impose le tragique et le sacrifice. La figure de Chantal s’assimile presque à la figure christique, celle du saint retiré du monde par la bestialité humaine.